CHINE – L’album photo des années 80, par DD & DH

Billet invité.

Nous écrivions la dernière fois : « Qui aurait pu croire il y a seulement trente ans que la Chine serait invitée à Davos ? ». Nous avons, après avoir écrit cette phrase, tenté de faire remonter au jour nos propres souvenirs de la Chine d’il y a trente ans. L’entreprise est si difficile que nous avons appelé à l’aide quelques photos de ce temps-là, photos devant lesquelles nous-mêmes devons toujours nous frotter les yeux et que nous avons eu l’envie d’offrir à votre curiosité et à votre réflexion.

Des photos des années 80 donc. Elles ont toutes été prises à Pékin ou dans d’autres très grandes villes (Shanghai, Xi’an, Datong). Elles datent d’un temps qu’il est très difficile de se remémorer même si l’on a soi-même pris les photos. Elles gardent le souvenir d’une Chine qui n’existe plus, pas même dans notre mémoire où trop de strates, depuis, se sont superposées très vite, de grands chantiers en grands chantiers, pour faire surgir des périphériques, des routes urbaines à double niveau, des lignes de TGV, des quartiers résidentiels fermés à l’américaine et des tours de 500 m de haut !

Dans cette Chine-là, posséder un vélo est encore jouir d’un petit luxe. Sur les larges avenues, sauf au passage des bus toujours bondés, on n’entend que le bruissement continu et soyeux des bicyclettes par centaines et la stridence des coups de sonnette qui ponctuent les changements de direction. En été, les trottoirs des villes sont envahis : on y sort le brasero à briquettes de poussière de charbon agglomérée pour y mettre à chauffer l’eau des thermos; dans un beau fouillis de rustines et de pièces détachées, le réparateur de bicyclettes y installe son atelier de plein air, les coiffeurs imperturbables manient rasoirs et ciseaux et, depuis que Deng a donné le feu vert à l’initiative privée, les couturières improvisées sont de plus en plus nombreuses à faire crépiter les machines à coudre sous leur petit auvent de toile. Quand la canicule est vraiment trop forte à Shanghai, les gens, le soir, prennent leur lit sous le bras pour l’installer sur le trottoir et dormir à la fraîche (très relative !) : le lit n’est jamais qu’une planche de bambou de 50 cm de large sur quatre pieds très courts ! Comme on le voit sur un des clichés, le marchand de grillons, dans leurs cages en jonc tressé, traverse la ville avec sa palanche parce que c’est la saison pour les engraisser et en faire des guerriers en vue de combats futurs. A chaque coin de rue, des paysans proposent des légumes et des fruits du lopin familial dont ils viennent de retrouver la jouissance. Des femmes installent sur de petites tables des verres de thé ou autre boisson rafraîchissante tout prêts protégés des mouches par un petit carré de vitre posé dessus. Aux petites heures de l’aube, convergent vers les marchés de gros, en flots serrés, des centaines de tricycles et de chariots tirés à bras d’homme, chargés à ras bord de montagnes de légumes : la progressive dé-collectivisation des terres vers un système d’exploitation familiale amorcée en 82 ainsi que l’assouplissement du système des quota exigés par l’Etat ont permis une ample diversification de la production, donc de l’offre, y compris celle de la viande qui fait une véritable percée sur les marchés. Rappelons au passage qu’en 1978 la consommation chinoise de viande par hab./an est de 8,25 kg alors que la moyenne mondiale est de 23,5 kg.

A cette époque, les plus audacieux à « se jeter dans la mer » peuvent se faire restaurateurs en investissant dans l’achat d’une demi-douzaine de tables basses et du double de chaises en bambou, le tout au format maison de poupée pouvant se transporter, avec les fourneaux, sans mal dans une petite charrette à bras. Les plus riches (très relativement !) et les plus malins, voire un peu filous (mais rien ne l’interdit !) peuvent profiter de l’arrivage en plein été dans un « grand magasin » d’anoraks molletonnés pour investir dans l’achat d’un lot d’une dizaine de ces anoraks revendus « quand la bise sera venue » avec un mini-bénéfice. C’est là, dans ce genre de mini-initiative, qu’est née la Chine enrichie d’aujourd’hui. En ramassant des épingles, comme se vantait de l’avoir fait à ses débuts nous ne savons plus quel banquier de chez nous au XIXe s ! La Chine des années 80 connaît un égalitarisme pratiquement absolu. Pas de grosses fortunes, à peine une toute petite aisance pour les mieux lotis, très relative et risible si l’on adopte nos critères ! Les conditions de logement sont désastreuses : les vieilles demeures de l’habitat traditionnel pékinois ont été divisées pour abriter quatre ou cinq familles, elles se sont dégradées faute d’entretien et leurs cours sont de vrais capharnaüms encombrés d’objets hétéroclites et déglingués (on ne jette rien !). Quant aux logements « de masse » construits à la hâte dans les années 50, ce sont, partout identiques, de très moches et tristes petites bâtisses en béton de cinq niveaux dont les balcons s’encombrent eux aussi de tout ce qui ne tient pas à l’intérieur de l’espace exigu où s’entassent des familles qui doivent partager avec les voisins les réchauds au gaz butane de la cuisine commune sur le palier. Les « privilégiés » qui les occupent sont des nantis qui ont l’eau (non potable) courante et des toilettes (communes elles aussi). Le mobilier se limite au strict nécessaire, c’est à dire à ce qui peut tenir entre les murs. Il est vrai que le loyer est très modique, l’électricité quasi gratuite, mais il faut se contenter des ampoules réglementaires de 25 à 40 watts qui éclairent à peine. La vie quotidienne est encore prise en charge, de la distribution de charbon à celle des choux d’hiver, par la « danwei« , l’unité de travail qui distribue peu d’argent sous forme de salaire, mais subvient à tous les besoins primaires (santé, écoles, transports, retraites…) moyennant un contrôle de la vie privée de tous et de chacun (en particulier celui, draconien, des naissances). Même si le système de rationnement par tickets de certaines denrées alimentaires de première nécessité (riz et autres céréales, huile, sucre…) va perdurer jusqu’en 83, 84 et même 85 selon les régions, c’est l’époque où, dopée par les « Quatre Modernisations », la Chine s’éveille peu à peu à un besoin de… consommation ! On s’enhardit à rêver d’avoir un jour la télévision : des petits postes en noir et blanc fabriqués en Chine apparaissent dans les magasins. Les jeunes filles rêvent au prince qui ne sera véritablement « charmant » que s’il ajoute aux « quatre qui tournent » (le vélo, la machine à coudre, l’horloge et la montre) les nouveautés électriques que sont le téléviseur noir et blanc et la machine à laver qui signent désormais la promotion sociale ! La coquetterie n’est plus critiquée comme une déviance droitière et les couturières s’inspirent des gravures de mode d’une presse futile timidement réapparue. Il n’est plus rare de voir des jeunes femmes pédaler sur leur vélo en jupe imprimée avec lunettes de soleil (le top du moment !) et gants blancs.

La Chine « respire » et cela est partout visible : beaucoup d’hommes jouent aux cartes et aux échecs à l’ombre ou se réunissent pour accompagner de leurs instruments traditionnels celui ou celle qui a la plus belle voix pour entonner les airs du répertoire de l’opéra. Dans les parcs, la valse revient à l’honneur et, en groupe au son d’un vieil électrophone, on en réapprend les pas.

Personne parmi tous ces gens, qui nous sourient en ne cachant pas leur curiosité, n’imagine à ce moment-là que la Chine peut franchir en trente ans toutes les étapes qui l’amèneront à rivaliser avec la première puissance mondiale, mais, à l’insu de presque tous, le coup d’envoi a été donné par les investissements étrangers dans les zones économiques spéciales. Le reste, le passage du gué pierre à pierre, va se faire par la multiplication des débrouillards et de leurs micro-initiatives individuelles, par le bras long des bureaucrates qui, au courant les premiers des opportunités encouragées ou tolérées par le Parti, peuvent profiter avant les autres des occasions de s’enrichir, par la demande de consommation qui se fait de plus en plus pressante et, bien sûr, à la marge, ne soyons pas naïfs, par un certain nombre de pratiques de type mafieux et autres canailleries sans lesquelles un décollage aussi spectaculaire n’aurait pas eu lieu. Mais ce que la Chine a réalisé en trente ans n’a finalement été possible que parce que tout un peuple s’est mobilisé et s’est mis à l’ouvrage. La marche entamée dans les années 80 et poursuivie dans les années 90 n’est autre que l’illustration par les faits de l’antique légende du vieux fou, Yu Gong, qui ne douta pas de pouvoir, sans pelleteuse mais avec l’aide de ses fils et petits-fils, déplacer les deux montagnes qui lui bouchaient la vue, et qui tout simplement chargea sa bêche sur son épaule… Notre Yu Gong contemporain, dans sa hâte à braver le défi qu’il s’est lancé ces trente dernières années, a, dégâts collatéraux, gravement salopé l’environnement. Nous le croyons prêt à affronter le nouveau défi qui l’attend et qui urge : réparer !

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