QUELS SONT LES DANGERS D’UNE ÉLECTION DE MARINE LE PEN À L’ÉLYSÉE EN 2017 ? par Cédric Mas

Billet invité. Ouvert aux commentaires.

Depuis une semaine, la question revient dans les discussions : en quoi Marine Le Pen à l’Elysée représenterait un danger pour la République et la Démocratie ? N’est-ce pas finalement une nouvelle intoxication des médias et des nantis qui craignent d’être mis au pas ?

Poser cette question c’est d’abord tirer le constat de la « normalisation » du Front National « dédiabolisé », qui n’a eu de cesse de masquer ses origines et sa nature d’extrême-droite pour emprunter les discours relatifs à l’ordre et à la légalité républicaine, notamment la laïcité (qui n’a pourtant jamais été une idée d’extrême-droite), et qui finit cette campagne présidentielle par citer dans ses meetings Jean Jaurès (qui fut assassiné par un militant d’extrême-droite).

Mais cette question est aussi le signe d’une grande défiance dans les médias, puisque malgré les affirmations de toutes parts de ce danger, beaucoup doutent toujours, se méfient, soupçonnant toujours une manipulation ou une campagne médiatique cherchant à les influencer.

Plutôt que de s’en tenir à ce double constat, examinons concrètement les dangers institutionnels que présente l’élection de Marine Le Pen à la Présidence de la République française en 2017.

1°) Les pouvoirs exceptionnels du Président de la République :

La Constitution de la Vème République donne des pouvoirs exceptionnels pour un Etat démocratique au titulaire du mandat de Président de la République, qui cumule ainsi les fonctions politiques de Chef de l’Etat, et de chef du pouvoir exécutif.

En tant que Chef de l’Etat, le Président de la République représente le pays, ce qui lui donne un rôle essentiel dans la Diplomatie mais aussi dans la Direction symbolique des Institutions régaliennes, à commencer par l’Armée, la Police ou l’administration.

Rappelons ainsi que l’article 15 de la Constitution précise que le Président de la République est le « chef des armées ».

En tant que chef du pouvoir exécutif, il nomme le Premier Ministre, et il peut exercer un certain nombre de prérogatives en propre, comme celle de d’organiser un référendum (art. 11), qui lui permet de contourner le pouvoir législatif en faisant directement appel au peuple, celle de présider le Conseil des Ministres, ou de promulguer les Lois et certains actes réglementaires (ordonnances, décrets pris en Conseil des Ministres…).

Enfin, la Vème République lui donne la suprématie sur le pouvoir législatif (il promulgue les Lois, peut dissoudre l’Assemblée nationale et s’adresser au Congrès…) et le pouvoir judiciaire (il peut désigner deux membres du Conseil Supérieur de la Magistrature, et surtout nomme un membre au Conseil constitutionnel, sous conditions de contrôle pour ce dernier).

On aura déjà relevé que la plupart de ces pouvoirs, et notamment les plus importants (comme l’autorité suprême sur les armées ou le recours au référendum), sont exercés sans véritables contrôles a priori.

A ces pouvoirs déjà exceptionnels s’ajoute un mécanisme spécifique qui s’apparente au dictateur de la République romaine antique, qui est précisé dans l’article 16 de la Constitution.

« Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacés (sic) d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par les circonstances…. »

La Constitution laisse le Président seul juge des circonstances permettant d’user de ce pouvoir comme des mesures d’application de ses pleins pouvoirs, décidées par lui seul (la Constitution donne juste une indication en précisant que « Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission« ).

La mise en œuvre de l’article 16 n’est donc assortie d’aucune garantie, et d’aucun contrôle a priori, à l’exception d’un formalisme léger (consultation du Premier Ministre, des Présidents des deux assemblées, du Conseil constitutionnel sur la mise en œuvre, adresse à la nation du Président de la République, et avis du Conseil constitutionnel sur les mesures prises).

La seule limite est la réunion permanente de l’Assemblée nationale, qui ne peut être dissoute, et l’examen sur saisine des Présidents de l’une des Assemblées ou de 60 parlementaires du Conseil constitutionnel pour vérifier la prolongation du dispositif de l’article 16, au-delà de 30 jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels, de 60 jours puis à tout moment après (à partir de 60 jours, le Conseil constitutionnel peut se saisir lui-même).

Même après la fin de ces pouvoirs, aucun Juge n’est compétent pour apprécier de la mise en œuvre de l’article 16, comme des mesures décidées dans ce cadre (Conseil d’Etat, 2 mars 1962, Rubin de Servens).

Rappelons que cet article 16 a été utilisé une fois lors du putsch d’Alger du 23 avril au 29 septembre 1961 (contre l’extrême-droite justement). Lors de cette période, le Général De Gaulle, Président de la République a pu décider de ne pas soumettre au Parlement sa volonté de proroger l’état d’urgence, augmenter la durée de la garde à vue à 15 jours, et de pratiquer l’internement administratif pour certains groupes de personnes.

On constate donc que contrairement aux idées reçues, la Vème République ne dispose pas de contre-pouvoirs sérieux face à un Président de la République décidé à utiliser à mauvais escient ses prérogatives, et les gardes fous institutionnels sont essentiellement conçus comme permettant de limiter dans le temps et a posteriori l’exercice de ces pouvoirs exceptionnels.

2°) La situation juridique actuelle de la France : l’état d’urgence

Outre les pouvoirs conférés par la Constitution, il convient de relever que depuis le mois de novembre 2015, la France vit sous le régime de l’état d’urgence, dispositif conçu au départ pour être d’exception et qui est devenu progressivement une situation « normale » sous la menace terroriste permanente que le pays subit (prolongé au dernier état pour une cinquième fois jusqu’au 15 juillet 2017).

L’état d’urgence est un dispositif exceptionnel permettant de mettre en suspens les garanties offertes habituellement à tout citoyen contre l’action des services de la Police et de l’administration préfectorale, dès lors que ces actions sont motivées pour les raisons ayant motivé la proclamation de l’état d’urgence, et notamment la Sécurité et la Sureté publiques.

Rappelons, sans entrer dans les détails ni être exhaustifs, que l’état d’urgence autorise l’autorité administrative à prendre de nombreuses mesures attentatoires aux Libertés publiques (assignation à résidence administrative, interdictions de sortir du territoire ou de se rendre dans certains lieux, obligation de se soumettre à différentes mesures de contrôle, perquisitions administratives, saisies de biens et de documents, écoutes téléphoniques, interceptions de données en masse…) et ce sans aucun contrôle d’un Juge a priori.

Mis en place à la suite des attentats subis le 13 novembre 2015, il a déjà été largement détourné par les autorités publiques contre toutes sortes d’opposants, notamment lors de l’organisation de la COP21 ou pour mettre fin aux manifestations de contestations sociales du printemps 2016 (mouvement « Nuit Debout »).

Depuis plus d’un an, les témoignages abondent sur les abus qui ont découlé de ce régime exceptionnel, et qui n’a pas vocation à durer aussi longtemps. La situation juridique de la France est donc déjà fragile, évoluant entre l’Etat de droit et l’Etat de police.

La dialectique entre Etat de droit et Etat de police n’est pas nouvelle, et on définissait ce dernier comme celui dans lequel « l’autorité administrative peut, d’une façon discrétionnaire et avec une liberté de décision plus ou moins complète, appliquer aux citoyens toutes les mesures dont elle juge utile de prendre par elle-même l’initiative, en vue de faire face aux circonstances et d’atteindre à chaque moment les fins qu’elle se propose : ce régime de police est fondé sur l’idée que la fin suffit à justifier les moyens. A l’Etat de police s’oppose l’Etat de droit » (Raymond Carré de Malberg).

Aujourd’hui déjà, la garantie des droits des citoyens face à l’administration est soumise à des contraintes délicates, reposant d’abord sur l’auto-limitation de leurs prérogatives par les titulaires de ces pouvoirs exorbitants de droit commun, et à un contrôle a posteriori aléatoire, car reposant sur la capacité de pouvoir se présenter devant un Juge avec un dossier suffisant, notamment en termes d’éléments probatoires (face à des agents assermentés et disposant des moyens de la puissance publique).

Dans un tel contexte institutionnel et conjoncturel, l’élection d’un Président de la république du Front National est donc lourde de menaces réelles et avérées, surtout si l’on se remémore brièvement les précédents de prises du pouvoir par l’extrême-droite.

3°) L’histoire des prises de pouvoir de l’extrême-droite :

Nous avons déjà développé la double stratégie de passager clandestin schizophrène et de pompier pyromane (voir billet sur Dominique Venner et la double stratégie du FN), en apparence contradictoire, mais redoutablement efficace qui amène des partis d’extrême-droite à prendre le pouvoir, pour ensuite faire basculer le régime aux seules fins de conserver ce pouvoir contre toute opposition.

La prise de pouvoir par l’extrême-droite nécessite deux conditions :

–       une apparence de légalité qui permet de bénéficier au départ de tous les avantages de la légitimité institutionnelle auprès des grands corps constitués : armée, police, administration, justice… qui sont indispensables à la prise de contrôle institutionnelle (par obéissance ou ambition personnelle) ;

–       un climat réel ou entretenu de violence politique et de désordre public qui va fournir les éléments justifiant des mesures d’exception restreignant les libertés, au départ de manière temporaire.

Il n’est nul besoin d’approfondir l’analyse pour constater que l’élection le 7 mai prochain de Marine Le Pen à la Présidence de la République française permettra au Front National de réunir ces deux conditions, et ce dans les meilleures conditions possibles.

L’élection au suffrage universel direct conférera ainsi une légitimité politique exceptionnelle à la candidate d’extrême-droite, qui aura recueilli la majorité des suffrages valablement exprimés (même si ce n’est pas la majorité des électeurs inscrits ou votants, puisque rappelons que les votes blancs ou nuls ne sont pas décomptés).

Il est intéressant de relever que ce serait alors un cas rarissime parmi les exemples historiques de prise de pouvoir de l’extrême-droite ; en effet, ni en Allemagne en janvier 1933, ni à Rome en octobre 1922, l’extrême-droite n’avait recueilli la majorité des suffrages lors de son accession au pouvoir.

Qui pourra ainsi légitimement contester a priori les décisions et ordres donnés par un Président de la république élu au suffrage universel direct ?

Les parlementaires qui ont tenté de soulever le peuple contre le coup d’état du Président Louis-Napoléon Bonaparte en décembre 1851 (qui bien que n’étant pas d’extrême-droite était pourtant en position de complète illégalité), en ont fait l’amère expérience.

De plus, le contexte de grande tension sociale et politique, après l’échec des violentes manifestations de l’année 2016, violence partagée entre certaines franges de manifestants et des services de police perdant trop facilement leur sang-froid, peut laisser craindre une explosion de violence dès l’annonce des résultats.

Le calendrier électoral, qui a placé le second tour de l’élection présidentielle la veille d’un jour férié, aggrave ainsi les risques de violences dans la rue, ce qui n’arrange pas les choses.

Les violences qui suivraient nécessairement l’élection de Marine Le Pen, lui permettront ainsi d’autant plus facilement d’utiliser les pouvoirs exceptionnels que la Constitution lui donne.

Relevons que l’extrême-droite aura tout intérêt à ce que ces violences et désordres se développent et durent dans le temps pour légitimer son action le temps nécessaire à ce que le pouvoir passe solidement entre ses mains.

L’examen des exemples passés montre clairement que l’extrême-droite, une fois à l’Elysée, n’hésitera pas à alimenter la violence et le désordre pour légitimer la répression et la mise au pas de toute opposition organisée.

Les cadres du Front National connaissent leurs classiques, et l’usage de l’article 16 contre ceux-là même qui l’ont subi en 1962 serait un de ces clins d’œil dont l’Histoire est si friande.

Un exemple concret pourrait ainsi être le recours à l’article 16 (motivé par des manifestations violentes ou un nouvel attentat terroriste), sans tenir compte des avis contraires donnés par le Institutions consultées – dont la publicité n’est même pas prévue formellement -, pour prendre ensuite des mesures d’éloignement ou d’enfermement administratif de titulaires de mandats politiques ou même d’élus pour bloquer toute contestation au bout des délais de 30 et 60 jours.

On pourra opposer fort justement que l’arrestation ou la rétention administrative d’élus ou de membre du Conseil constitutionnel est normalement illégale, mais qui parmi les forces de l’ordre chargées de l’exécution de ces mesures ordonnées par une Présidente ayant l’apparence de la légitimité, refusera d’exécuter les ordres ?

Une fois exécutés, certains de ces ordres (pas tous) pourront être contestés devant un Juge, mais qui pourra saisir le Juge ? Avec quels éléments ? Et quel Juge aura le courage politique d’annuler des mesures présentées comme légales et légitimes ? Et comment faire exécuter une décision de justice contre ceux qui contrôlent la Police ?

On constate qu’en réalité, une fois élue à la Présidence de la république, Marine Le Pen n’aura comme seul garde-fou que la conscience des exécutants de ses décisions. Les contre-pouvoirs institutionnels sont soit trop éloignés (dans le temps ou en termes de compétence), soit faciles à neutraliser.

Enfin, même si la situation ne devait pas immédiatement déboucher sur le pire (que l’on constate par exemple en ce moment même en Turquie), rappelons que le Président de la République et le gouvernement disposent de moyens de neutraliser progressivement les contre-pouvoirs et institutions destinées normalement à garantir la démocratie.

Il suffit de regarder ce qui se passe aux Etats-Unis où beaucoup de nominations sont bloquées par la Maison Blanche (directement ou en maintenant des candidats bloqués par le Congrès), pour voir des administrations qui pourraient s’opposer à l’action du pouvoir exécutif, être neutralisées, immobilisées et dans l’incapacité d’agir face à l’arbitraire ou au dévoiement des Institutions.

Pour conclure, le danger est réel et majeur, et il explique pourquoi le Front National, dont la conscience historique ne doit surtout pas être sous-estimée, fait tous les efforts pour triompher à cette élection.

Le pire est que ce danger, bien plus grand en 2017 qu’en 2002, n’existe que parce que notre pays a connu une dérive politique inacceptable, et qu’il conviendra de corriger dans les plus brefs délais.

Et s’il ne se réalise pas aujourd’hui, ce danger diminuera du fait des fortes tensions qu’une défaite ravivera nécessairement au sein d’un rassemblement Bleu Marine écartelé entre des composantes ennemies, et qui ne se tolèrent que grâce à la perspective d’avoir le pouvoir.

Au soir du 7 mai 2017, quel que soit le résultat, il y aura un vaincu durablement abattu : à nous de choisir si cela doit être l’Etat de droit ou l’extrême-droite.

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127 réponses à “QUELS SONT LES DANGERS D’UNE ÉLECTION DE MARINE LE PEN À L’ÉLYSÉE EN 2017 ? par Cédric Mas”

  1. Avatar de adoque
    adoque

    « C’est combien alors la probabilité ? »

    Yaka… d’mander à Tay !
    http://www.liberation.fr/futurs/2016/03/25/microsoft-muselle-son-robot-tay-devenu-nazi-en-24-heures_1441963

  2. Avatar de Gudule
    Gudule

    « Je ne cherche pas de l’affection. »

    Au revoir kamarad, Au revoir.

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