La Restauration Macron, par Paul Arbair

Billet invité

Alors que le nouveau président de la République entame son mandat, l’attention se focalise sur sa volonté de « rénovation » et de « recomposition » de la vie politique française. Plus fondamentalement, c’est pourtant plutôt à une tentative de « restauration » du régime politique du pays que se livre Emmanuel Macron, une tentative vraisemblablement appelée à tourner court.

Magie de la Vème République ! L’installation d’Emmanuel Macron dans ses fonctions présidentielles donne lieu à un spectacle politique comme seule la France sait en produire. L’ancien ministre de l’Economie a certes recueilli moins d’un quart des suffrages exprimés au premier tour, avec d’après les enquêtes d’opinion un niveau d’adhésion faible à son projet. Il a certes été élu essentiellement par défaut au second tour, dont l’objet était pour la plupart des électeurs d’écarter la « menace » Le Pen. Mais qu’importe ! Le voilà désormais trônant en majesté sur le paysage politique français, libre de le « recomposer » à sa guise. Comme toujours lors de l’arrivée d’un nouveau président français, mais de manière encore plus excessive voire caricaturale avec l’avènement de ce si jeune et inattendu monarque, les principaux médias du pays adoptent à l’égard du nouvel élu le ton déférent voire obséquieux qui sied à la « fonction présidentielle », quand ils ne versent pas carrément dans la flagornerie. Comme toujours lors de l’arrivée d’un nouveau président français, mais de manière encore plus excessive voire caricaturale cette fois-ci, une « cour » se met en place autour du nouvel hôte de l’Elysée, où rappliquent et s’agitent flatteurs et ambitieux en tous genres. Le nouveau quinquennat démarre ainsi dans un entêtant concert de louanges, qui laisserait presque à penser que le pays est gagné par une sorte de « Macron-mania ».

Bouffée d’oxygène

À n’en pas douter, le changement politique en cours s’apparente pour beaucoup à une bouffée d’oxygène après le triste quinquennat Hollande, et suscite même chez certains l’espoir d’un véritable renouveau pour le pays. Emmanuel Macron s’est en effet donné pour mission de remettre la France « en marche » et de lui redonner « confiance » en elle-même et en l’avenir. « Vaste programme », pourrait-on penser, mais programme auquel une partie des Français semble avoir envie de croire.

Le nouveau président, il faut dire, paraît ne douter de rien, et surtout pas de ses capacités à parvenir à ses fins. Au vu de son parcours, on peut d’ailleurs comprendre sa confiance. Agé de seulement 39 ans, inconnu du grand public il y a encore trois ans, n’ayant jamais été élu à quelque fonction que ce soit, et à la tête d’un mouvement politique fondé il y a tout juste un an, il est malgré tout parvenu à écarter les « partis de gouvernement » au premier tour de l’élection présidentielle et à ramasser la mise au second tour face à Marine Le Pen. « Ce que nous avons fait depuis tant et tant de mois n’a ni précédent ni équivalent. Tout le monde nous disait que c’était impossible, mais ils ne connaissaient pas la France ! », a-t-il ainsi pu clamer au soir de son élection…

Le voilà désormais devenu le plus jeune président de l’histoire de France, ainsi que le plus jeune chef d’Etat démocratiquement élu dans le monde. Dans un pays traditionnellement dirigé par des hommes approchant ou dépassant l’âge légal de la retraite et qui peine fortement à renouveler sa classe politique, la performance est évidemment remarquable. Au point qu’on puisse comprendre que les Français – ou en tout cas une partie d’entre eux – aient envie d’y croire aussi, de se rallier au panache du jeune président et de se laisser emporter dans une vague d’optimisme volontariste qui les soulagerait un peu de la « morositude » chronique du pays.

Pour parvenir à remettre « la République en marche ! », Emmanuel Macron entend donc « rénover » la vie politique française en pulvérisant les vieux « clivages archaïques » qui selon lui sont largement responsables des échecs politiques répétés des trente dernières années et de leur corollaire, la montée quasi continue du vote Front national. En combinant « le meilleur de la gauche » avec « le meilleur de la droite », il pense pouvoir apporter des solutions pragmatiques aux problèmes du pays, à commencer par le chômage de masse qui mine le corps social depuis si longtemps. Après un quinquennat Sarkozy qui a sapé la crédibilité de la droite républicaine, puis un quinquennat Hollande qui a ruiné celle du parti socialiste, il a bien saisi qu’un espace inédit se dégageait pour la constitution d’un bloc central susceptible d’écarter les deux partis de gouvernement et d’incarner l’alternative aux mouvements populistes.

Un bloc central qui correspond à une réalité politique, mais aussi et peut-être surtout à une réalité sociologique, celle de « la France qui va bien ». Un France plutôt urbaine, plutôt jeune, à l’aise socialement et économiquement, bien insérée dans l’économie des services, dynamique et volontaire. Une « France LinkedIn », faite de chefs d’entreprise et de cadres du secteur privé, d’avocats, de consultants, de « startupeurs »… Ces Français-là se veulent progressistes, puisque les manifestations contemporaines du « progrès » leur profitent. Ils se veulent réformistes, puisque ce que l’on nomme de nos jours « réformes » correspond à leurs intérêts. Ils se veulent Européens et ouverts au monde, puisque l’Europe et le monde sont pour eux sources d’opportunités et de richesses. Ces Français-là ne ressentent d’insécurité ni économique, ni sociale, ni physique, ni culturelle ou morale, et ils n’ont aucun intérêt objectif à une quelconque remise en cause substantielle des règles du jeu économique et social.

Cette France qui va bien sait et sent pourtant bien que « la » France, elle, va plutôt mal. Mais si tel est le cas, pense-t-on chez ces Français-là, c’est parce que le pays a été depuis trop longtemps gouverné par des gens « incompétents » ou « impuissants ». Incompétents et impuissants parce que sectaires, enfermés dans des logiques et structures partisanes d’un autre âge. Faisons donc sauter ces logiques et ces structures, pensent-ils, renouvelons le personnel politique, et alors la France pourra être à la fois « ouverte et conquérante », pour le bénéfice du plus grand nombre…

L’élection présidentielle a marqué le succès de la première étape du « plan Macron » : l’élimination quasi complète du parti socialiste, relégué à un score de parti mineur et dont on voit mal aujourd’hui comment il pourrait se relever. L’après présidentielle et les législatives doivent marquer la seconde étape : la marginalisation des républicains, siphonnés sur leur gauche par le mouvement du nouveau président et sur leur droite par le parti de Marine Le Pen, pour laquelle une partie de leurs électeurs a voté au second tour de la présidentielle. Le débauchage des quelques cadres de la droite qui ont accepté de rejoindre le gouvernement participe de cette volonté. Chacun pourra juger de la motivation de ces ralliements, qui participent soit d’une volonté sincère de servir le pays au moment où il entre dans une nouvelle ère, soit plus simplement d’aller « à la soupe » vers le nouveau pouvoir, dans la plus pure tradition de la « vieille politique » à la française… Au vu des déclarations passées, même récentes, de plusieurs des nouveaux ministres, y compris le premier, on pourrait être pardonné de nourrir quelques doutes sur la sincérité de ce qui ressemble fort à un « bal des hypocrites »…

Quoi qu’il en soit, le nouveau président a donc pour objectif de « rénover » et « renouveler » la vie politique française et de la « recomposer » autour de son mouvement, qui n’aurait alors pour véritable opposition que le Front national sur sa droite et, peut-être, la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon sur sa gauche. Cette recomposition annoncée et entamée agite les conversations depuis l’élection présidentielle, et plus encore depuis la nomination du gouvernement. Elle va probablement dominer la campagne des élections législatives de juin, dont le résultat indiquera si et comment elle s’opérera durant le quinquennat. C’est donc seulement au soir du second tour, le 18 juin, que l’on saura si Emmanuel Macron a réussi son pari ; au vu des premiers sondages, l’espoir lui semble permis.

Restaurer la monarchie républicaine

Chacun pourra bien sûr se faire sa propre opinion des motivations de cette recomposition politique souhaitée par le président, des options politiques autour desquelles il entend la mener, et de ses chances de succès. Mais au-delà d’une « rénovation » de la vie politique française, les paroles et les actes d’Emmanuel Macron depuis son élection traduisent un autre volonté du nouveau président, peut-être plus fondamentale : celle d’une « restauration » du régime politique français, cette « monarchie républicaine » de la Vème République qui semble si mal en point.

« Nos institutions, décriées par certains, doivent retrouver aux yeux des Français l’efficacité qui en a garanti la pérennité », a-t-il ainsi déclaré lors de son discours d’investiture. « Car je crois aux institutions de la Vème République et ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’elles fonctionnent selon l’esprit qui les a fait naître ». Cela passe selon lui, en particulier, par la restauration de ce qui constitue la « clé de voûte » du régime de la Vème République, à savoir la fameuse « fonction présidentielle ». Après l’abaissement sarkozysto-hollandien, le nouvel hôte de l’Elysée veut relever cette fonction et lui redonner sa place en majesté au sommet de la pyramide du pouvoir. Le président de la République, dit-il, ne peut pas être un homme « normal », car les Français ne le lui demandent pas : ils lui confient les rênes de la nation et veulent qu’il assume pleinement cette responsabilité extraordinaire. Il n’a pas pour autant vocation à être un « hyper-président », s’occupant de tout en permanence. Au cours du premier Conseil des ministres de son quinquennat, Emmanuel Macron a ainsi rappelé que le rôle du président consiste à « fixer la stratégie » et qu’il revient au Premier ministre de procéder aux arbitrages. « Le long terme est à l’Élysée, les arbitrages quotidiens et à moyen terme sont à Matignon », a rapporté le porte-parole du gouvernement, ajoutant que les conseillers élyséens n’iraient pas empiéter sur les prérogatives gouvernementales et ministérielles comme ils ont pu le faire au cours des deux quinquennats précédents. La présidence Macron, avait annoncé le candidat durant sa campagne, sera « jupitérienne » : le président prendra de la hauteur, restera au-dessus de la mêlée, fixera le cap et s’exprimera peu sur les détails de l’action gouvernementale.

Tout dans les actes et l’attitude d’Emmanuel Macron depuis son élection traduisent cette volonté de « restauration » du régime de la Vème République, et en particulier de la fonction présidentielle qui en est au cœur. Le ton grave de sa première allocution au soir de sa victoire, la mise en scène de sa longue marche solitaire dans la cour du Louvre, son discours en majesté devant la pyramide, la solennité de la passation de pouvoir, sa remontée des Champs-Elysées à bord d’un véhicule militaire… Il « habite la fonction », dit-on, il « se présidentialise », devenant à la fois Père de la Nation et chef de guerre. Il cherche autant qu’il est possible à « faire président », rompant avec les pratiques de ses deux prédécesseurs et restaurant une conception verticale de l’autorité. Peut-être pour faire oublier son jeune âge, si éloigné des canons traditionnels de la présidentialité à la française, mais probablement plus encore parce qu’il est sincèrement convaincu que, comme il le dit, « le pays a besoin de cette fonction symbolique ».

Homme intelligent et lucide, Emmanuel Macron n’ignore pas que la Vème République est, comme l’ont souligné tant et tant d’observateurs depuis tant et tant d’années, un système en crise profonde, voire « à bout de souffle ». Il semble néanmoins convaincu que cette crise, si elle est systémique, résulte avant tout des manquements et échecs des gouvernants successifs qu’il attribue à leur incapacité à s’extirper des « clivages archaïques », mais qu’elle ne constitue pas pour autant une « crise de régime ». La Vème République a peut-être été dévoyée par les pratiques de ses prédécesseurs, mais elle-même n’est selon lui pas fondamentalement en cause. Il fait donc le pari que le système politique peut être changé par la voie de la monarchie présidentielle, et que cela passe par un retour à « l’esprit de la Vème République ».

De l’esprit du régime

Mais quel est donc ce régime que le jeune président veut restaurer, et quel est son « esprit » ? Aux yeux de beaucoup de Français, la Vème République est le régime hérité du général de Gaulle, et bénéficie encore du prestige de son fondateur. Instaurée en 1958, elle est perçue comme le cadre « normal » de la vie publique et politique du pays. Pourtant, le régime politique qu’elle établit n’a rien de « normal » au regard des pratiques démocratiques du monde occidental. Ce régime, qualifié de « semi-présidentiel » par les politologues et constitutionnalistes, est censé combiner certaines caractéristiques du régime parlementaire qui est la norme en Europe – et fut aussi longtemps la norme en France – avec des éléments du régime présidentiel à l’américaine. Du régime parlementaire, il a conservé une séparation des pouvoirs souple et le principe théorique de la responsabilité du gouvernement devant le parlement. Du régime présidentiel, il a emprunté le principe d’un président élu par le peuple, doté de larges pouvoirs et agissant comme véritable chef de l’exécutif. Ce régime « hybride » ou « bâtard » était censé mettre fin à l’instabilité gouvernementale chronique qui régnait en France sous la IVème République, et établir un pouvoir exécutif stable et fort afin d’assurer l’efficacité de l’action publique.

Paradoxalement, la Vème République a au contraire abouti à rendre le pouvoir politique impuissant. En instaurant une fonction présidentielle institutionnellement omnipotente mais politiquement irresponsable, elle a débouché sur le contraire de ce qu’elle était censée apporter, à savoir l’efficacité de l’action publique.

La Constitution de 1958 établit en effet un régime de concentration du pouvoir sans équivalent dans le monde démocratique, nulle part ailleurs un pouvoir aussi étendu n’étant confié à un seul homme. Elle aboutit à abolir, dans les faits, et lorsque la majorité parlementaire est issue du même camp que l’exécutif, la distinction traditionnelle en régime parlementaire entre les rôles de « chef d’Etat » et de « chef de gouvernement » : le président de la République exerce de facto les deux rôles et détient l’ensemble du pouvoir exécutif, le premier ministre étant réduit au rang de « collaborateur » et l’ensemble des ministres au rang de simples exécutants, n’exerçant d’autorité que par « délégation » du président. Plus fondamentalement, elle aboutit également à abolir, de fait, la séparation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif : en donnant à l’exécutif la maîtrise de l’ordre du jour et du calendrier parlementaire, ainsi que divers moyens de s’affranchir du processus parlementaire lorsqu’il s’avère trop long ou contraignant, la Constitution de 1958 réduit de facto le parlement à une simple chambre d’enregistrement. Si bien qu’en France, lorsque les majorités présidentielles et parlementaires sont alignées, les pouvoirs ne sont ni séparés ni équilibrés mais hiérarchisés, selon une organisation de type pyramidal au sommet de laquelle trône le président de la République. Elu au suffrage universel direct et tirant son autorité de son lien direct avec le peuple, celui-ci peut décider seul d’à peu près tout. Chef de l’exécutif et, dans les faits, véritable chef de la majorité parlementaire, il peut disposer de ses ministres comme et quand bon lui semble, et ignorer ou contraindre le parlement s’il ne se montre pas assez docile à son goût. Loin d’être une déformation « sarkozyste » de l’exercice du pouvoir, « l’hyper présidence » est en fait la pente naturelle du régime politique de la France.

Les réformes institutionnelles menées jusqu’ici, qui ont parfois prétendu réduire ou encadrer les pouvoirs présidentiels, n’ont au contraire abouti qu’à accentuer les dérives présidentialistes du régime, la primauté institutionnelle du chef de l’Etat devenant, dans la pratique, une toute-puissance. Mais alors même qu’elle fait procéder l’ensemble du pouvoir politique du président de la République, la Vème République institutionnalise dans le même temps une irresponsabilité quasi complète de ce même pouvoir. Le président n’est en effet pas politiquement responsable devant le parlement, comme le détenteur du pouvoir exécutif l’est traditionnellement en régime parlementaire, et il est également irresponsable pénalement et civilement durant son mandat. Cette « déresponsabilisation » politique n’est pas limitée au président mais s’étend de fait à l’ensemble de l’exécutif. La responsabilité du gouvernement devant le parlement n’est en effet que purement théorique, et la seule véritable responsabilité politique du gouvernement est vis-à-vis du président lui même. Soumis au bon vouloir d’un président qui lui-même est irresponsable, le gouvernement de la République française échappe, de facto, aux exigences de responsabilité politique communément admises dans une démocratie.

Absolutisme inefficace

Cette combinaison d’une concentration sans équivalent du pouvoir politique avec l’institutionnalisation de son irresponsabilité quasi totale constitue non seulement une aberration d’un point de vue démocratique, mais également la cause profonde de l’impuissance politique qui mine la France depuis si longtemps. Elle n’a en effet abouti qu’à instaurer ce que Jean-François Revel appelait très justement un « absolutisme inefficace », un régime dans lequel le président de la République règne tel un monarque sur un Etat qui se veut fort mais qui s’avère incapable de résoudre les grands problèmes auxquels est confrontée la société française. D’une part parce que les forums et instances qui, en démocratie, doivent permettre de discuter ces problèmes et d’effectuer les médiations nécessaires à leur résolution, à savoir le parlement mais aussi les divers corps intermédiaires, sont de facto privés de ce rôle dans le schéma hiérarchisé et pyramidal du régime semi-présidentiel. D’autre part, et peut-être surtout, parce que le seul rendez-vous démocratique qui pourrait servir à véritablement discuter et trancher ces problèmes, l’élection présidentielle, a été transformée du fait même de la toute puissance institutionnelle du président en un véritable concours de démagogie qui obsède la classe politique autant qu’il tronque les choix proposés aux citoyens. Ce véritable « poison présidentiel », comme l’a appelé la journaliste Ghislaine Ottenheimer, hystérise les rapports politiques et sociaux, divise profondément la nation et nourrit le désenchantement et le ressentiment, voire la violence latente qui parcourt et mine le corps politique et social français.

Le régime de la Vème République est ainsi devenu un cas d’école de ce que l’historien Pierre Rosanvallon a appelé le « mal-gouvernement », par lequel une concentration excessive des pouvoirs entre les mains de l’exécutif atrophie la démocratie et empêche l’action des gouvernements d’obéir à des règles de transparence, d’exercice de la responsabilité, de réactivité ou d’écoute des citoyens clairement établies et respectées. Les institutions de la Vème République ne permettent pas de gérer les affaires publiques de manière à la fois cohérente, efficace et démocratique, et la France est donc engoncée dans une véritable « crise de régime » qui, pour être latente, n’en est pas moins devenue permanente. Le régime politique de la France, de fait, « ne marche plus ».

Emmanuel Macron fait le pari qu’il pourra, lui, faire marcher ce régime défaillant en revenant à l’esprit originel de la Constitution et en incarnant la fonction présidentielle telle que l’avait conçue le général de Gaulle : celle d’un monarque républicain, à la parole rare mais forte, maître du temps long mais laissant au gouvernement le soin de gérer l’intendance. Cette tentative de « restauration » du régime a cependant toutes les chances de tourner court, et ce pour au moins deux raisons.

La première est que la réduction du mandat présidentiel à cinq ans, que le nouveau président souhaite maintenir, ne permet pas de revenir à un exercice « gaullien » de la fonction. L’alignement de la durée de ce mandat avec celle de la législature a substantiellement changé la donne, obligeant le président à assumer pleinement le rôle de chef suprême de l’exécutif et même de vrai chef de la majorité. Le quinquennat ne donne plus loisir au président de la République de prendre une pose « jupitérienne », pas plus que mercurienne ou bien solaire. Le président est désormais le seul vrai comptable vis-à-vis de l’opinion publique de la politique menée, dont la perception conditionne ses chances de réélection lors d’un prochain rendez-vous électoral qui très rapidement après son accession à l’Elysée en vient à dominer les pensées et les arrière-pensées. Pas plus que ses récents prédécesseurs, Emmanuel Macron ne pourra se permettre de rester en retrait ou « au dessus » de la mêlée ; qu’il le veuille ou non, il sera exposé et devra s’impliquer sans cesse davantage dans la gestion quotidienne des affaires de la nation.

La seconde raison est, bien évidemment, qu’une présidence en majesté gaullienne, au sommet d’un système de pouvoir pyramidal, n’a de sens que dans un cadre politique national de souveraineté pleine et entière. Or la France, ayant fait le choix il y a de cela plusieurs décennies d’exercer une partie substantielle de sa souveraineté en commun avec ses partenaires européens, ne peut plus fournir plus ce cadre. Les capacités d’action et d’autorité du président de la République sont désormais fortement contraintes par le cadre européen dans lequel les politiques publiques sont largement déterminées.

Certes, Emmanuel Macron veut réformer profondément voire « refonder » l’Europe, et compte bien persuader la chancelière Merkel de le suivre, notamment sur la voie d’une zone euro plus intégrée et plus solidaire et d’une Europe un peu plus « à la française ». Mais il se fourvoie sur les dispositions d’esprit de la chancelière – et même de la classe politique allemande dans son ensemble – s’il s’imagine pouvoir obtenir, à moyen ou long terme, la mise en œuvre d’une véritable « union de transferts » par laquelle l’Allemagne accepterait de transférer chaque année une partie substantielle de sa richesse vers la « périphérie » de la zone, structurellement moins compétitive. Cette union de transferts est probablement la seule façon d’assurer un rééquilibrage économique en zone euro et la pérennité à long terme de la monnaie unique européenne, mais elle est et restera politiquement inacceptable pour l’Allemagne. Du point de vue allemand, le contrat de base de l’union monétaire est en effet clair et quasiment sacré : indépendance stricte de la Banque centrale européenne et limitation de son mandat à la stabilité des prix, limitation des marges de manœuvre budgétaires des Etats de façon à éviter des dérapages qui pourraient créer des risques pour la stabilité financière et monétaire de la zone, et interdiction des transferts budgétaires entre Etats qui viendraient inévitablement pénaliser la vertueuse Allemagne et « récompenser » les imprudents et les inconséquents. Pour les Allemands, le succès économique de leur pays est le signe que sa « culture de stabilité » fonctionne, et que les autres n’ont qu’à s’en inspirer. Ni Angela Merkel ni aucun de ses successeurs, quel que soit son orientation politique, ne se présentera jamais aux électeurs allemands en défendant un mécanisme de transfert budgétaire permanent vers les pays méditerranéens. Pas question de « gouvernement économique » de la zone euro ou de substantielle mutualisation des dettes, donc, quoi qu’en pense M. Macron. En raison de l’état des forces en présence sur le continent, l’organisation politique et économique de l’Europe est et restera dans les années qui viennent dominée par la culture de stabilité germanique.

Le choix européen qui a été fait depuis plusieurs décennies réduit donc fortement et continuellement les marges de manœuvre et les capacités d’action du président de la République française, et le contraste de plus en plus criant qui en résulte avec l’omnipotence institutionnelle de sa fonction le condamne de plus en plus souvent à incarner le symbole de l’impuissance politique. Emmanuel Macron, quand bien même sa volonté serait forte et ses intentions justes, n’échappera vraisemblablement pas à ce sort.

Nœud gordien

Lors de l’arrivée de chaque nouveau président, la France se laisse à espérer un nouveau départ. Celui-ci sera peut-être le bon, se dit-on, celui qui saura remettre le pays « en marche », et dans le bon sens. Celui surtout qui parviendra à le sortir de cet état de sinistrose névrotique et de doute permanent qui le tenaille, et à lui redonner un cap plus clair et une dynamique plus positive. Chaque fois l’on est déçu, mais chaque fois l’on se remet à espérer la fois suivante. L’élection du jeune Macron n’échappe pas à la règle, qui suscite à nouveau des espoirs – espoirs qui sont à nouveau appelés à être peu à peu engloutis dans la crise de régime permanente.

Cette élection, et les déceptions qui suivront inévitablement, pourraient cependant avoir un effet catalytique en amenant une partie croissante des Français à réaliser que les problèmes du pays, et son interminable malaise économique, social, culturel, et moral, résultent moins des manquements de ses dirigeants que des défaillances de son régime politique. Le « salut », le « renouveau » ou la « remise en marche », comme on voudra l’appeler, ne peut pas, ne pourra pas venir de l’intérieur même de la Vème République et sous la forme de l’élection d’un nouveau président, aussi jeune, brillant et séduisant soit-il. C’est au contraire uniquement en abolissant la « monarchie républicaine » de la Vème République que le pays pourrait éventuellement espérer entrer dans une nouvelle phase, plus positive, de son histoire. Cela passerait, pour les Français, par une nouvelle « décapitation » de la figure du monarque, au travers d’un renoncement à l’élection d’un président de la république institutionnellement omnipotent au suffrage universel direct. Cette élection est en effet devenu le « nœud gordien » du « mal français », le problème inextricable dont la résolution conditionne tout progrès dans les autres domaines et qui ne peut être résolu que par une action brutale. Ce serait là le prix à payer pour que la France ait une chance d’établir, enfin, un régime politique véritablement efficace et, surtout, véritablement démocratique.

Chaque nouvelle élection présidentielle, avec son lot d’attentes et d’espoirs voués à être déçus, nous rapproche inexorablement du moment où la « crise de régime » française cessera d’être latente et deviendra aiguë. Les conditions politiques, économiques et sociales des cinq prochaines années devraient probablement contribuer à accélérer les choses, si bien que la tentative de « Restauration Macron » pourrait non seulement tourner court, mais nous rapprocher de la chute du régime. Le jour même de l’investiture du nouveau président, son épouse Brigitte Macron a paraît-il demandé aux représentants religieux invités de bien vouloir « prier pour son mari ». Il en aura probablement besoin.

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