Le Monde / L’Écho – Mettons fin aux cycles économiques, mardi 6 juin 2017

Le Monde : La rente « euthanasiée » par les banques centrales

« Car la crise est une scission [Scheidung] naissant d’un appel à la décision [Entscheidung] », écrivait le philosophe autrichien spécialiste des religions Jacob Taubes (1923-1987) en 1947 dans sa remarquable thèse *. Il n’y était pas question d’économie ou de finance, mais du discours apocalyptique dans la pensée occidentale. Le remarque n’en était pas moins pertinente sur un plan général : si nos économies languissent toujours dans la crise dix ans après son début en février 2007 avec la chute brutale du prix des titres adossés aux prêts hypothécaires à risque (subprimes), la raison en est bien là : les décisions qu’elle exigeait n’ont pas été prises à temps. La raison souvent invoquée pour justifier l’inaction a été celle du cycle : l’économie connaît un mouvement cyclique qui fait que quand les choses vont mal, il est inutile de s’agiter, il suffit d’attendre qu’elles s’arrangent.

On évoque pour soutenir cet argument l’hypothèse des cycles de Kondratiev, du nom de Nikolaï Kondratiev, économiste russe socialiste non-marxiste, arrêté pour complot en 1930 et fusillé en 1938 durant les grandes purges staliniennes.

Les détenteurs de fonds bénéficient, lorsqu’ils les prêtent au titre de capital, d’une rente, sous la forme d’intérêts ou de dividendes dont le niveau s’aligne sur celui des taux d’intérêt pour attirer le chaland. Cette rente est une part de la valeur ajoutée, de la croissance. Tant que la rente demeure une part de la nouvelle richesse créée grâce à son investissement, affirmait Kondratiev, l’économie prospère, mais aussitôt que la rente du capital dépasse la croissance, l’économie amorce un déclin.

Comment est-il alors possible que l’on puisse tout de même verser aux rentiers, en intérêts ou en dividendes, des sommes supérieures à la nouvelle richesse produite par l’économie ? La réponse est connue : il est exigé des salariés qu’ils subventionnent la différence. Cette variante de la politique du lampiste porte, nul ne l’ignore, le nom ronflant d’« austérité pour restaurer la compétitivité ». Rien ne limite son étendue, sinon ce que l’on qualifie de mouvements sociaux, ou d’agitation de la rue. Mais sous peine de désintégration du tissu social, et au bout du compte de révolution, l’austérité mobilisée pour subventionner les détenteurs de capital en temps de vaches maigres doit être limitée dans le temps.

Voilà donc la logique de la prétendue inéluctabilité des cycles : tant que la croissance dépasse le niveau du taux d’intérêt annuel, tout va bien, mais dès qu’elle tombe en-dessous, la situation se dégrade et les salariés sont chargés de régler l’ardoise. Les choses s’arrangent quand les taux d’intérêt finissent par s’aligner à la baisse sur le niveau déprimé de l’économie et passent en-dessous de la croissance. Il conviendrait donc de prendre son mal en patience et d’« attendre que l’on revienne dans la partie haute du cycle », comme disent les économistes.

Les banques centrales ont pris la décision, depuis 2010 aux Etats-Unis et seulement 2015 en Europe, de forcer de manière volontariste le niveau des taux d’intérêt en-dessous du niveau de la croissance. Or celle-ci est à ce point anémique qu’il faut pour y parvenir que ces taux soient négatifs.

En 1936, dans le dernier chapitre de sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Keynes prônait une politique de transition vers le socialisme par « l’euthanasie du rentier », en forçant les taux d’intérêt à s’identifier à la seule prime de risque de non-remboursement.

C’est la politique que les banques centrales appliquent en ce moment pour inciter les banques commerciales à prêter à l’économie réelle et aux particuliers endettés. Il est impératif qu’elles s’y tiennent, jetant au diable les cycles et les souffrances économiques induites par « la partie basse du cycle » au nom du laisser-faire : la rente des rentiers ne devrait en aucune circonstance dépasser le niveau de la richesse véritablement créée. Les autorités financières doivent y veiller en permanence.

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* Eschatologie occidentale, Editions de l’Eclat (2009).

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