Échange de réciprocité et échange réciproque, par Dominique Temple

Billet invité.

Si je perçois le besoin d’autrui, et prends l’initiative de le satisfaire, et que l’autre en fasse autant, on peut dire qu’il y a réciprocité. La raison en est donnée a posteriori par le fait que la réciprocité crée une valeur nouvelle. Le produit de l’action réalisée l’un pour l’autre dans cette structure de face à face, est une valeur commune, la philia.

Il est possible que l’un des donateurs soit plus généreux que l’autre, auquel cas cette réciprocité devient inégale, et crée le prestige qui s’accumule en faveur du plus grand donateur, d’où une hiérarchie en fonction de la contribution de chacun. L’éthique est alors prisonnière de l’imaginaire du don, et bientôt des moyens de s’assurer de sa croissance, ce qui conduit à l’appropriation de ces moyens et à la privatisation de la propriété.

Mais la réciprocité propose une issue à cette aliénation : l’égalité des prestations des uns vis-à-vis des autres. Le sentiment commun engendré par cette réciprocité de partage est la fraternité. Échanger, qui permet d’étendre le marché de réciprocité bien au-delà du contact direct des producteurs, est alors légitime puisque tout le monde sait que le prix assure la satisfaction de chacun en raison des besoins de tous. Le prix est dit juste. L’échange qui respecte les équivalences de réciprocité est l’“échange de réciprocité”.

Il est cependant possible de commercer avec qui ne participe pas de sa communauté de réciprocité sans établir pour autant une nouvelle relation de réciprocité, dans le souci de son intérêt donc, pourvu que l’échange proposé à autrui corresponde à celui que propose autrui. L’intérêt de l’autre n’est pris en considération que pour autant qu’il favorise le sien propre : c’est ce que Marx appelle l’“échange réciproque”. Ce n’est donc pas la même chose de parler d’échange de réciprocité et d’échange réciproque.

Lévi-Strauss emploie aussi le terme échange réciproque pour les relations matrimoniales. Dans quel sens ? Probablement dans le même sens que Marx, car il fait des relations matrimoniales un échange de femmes qui serait motivé par la concupiscence des hommes. Il estime qu’entre des communautés primitives l’homme qui désire la sœur d’autrui comme épouse est dans une situation contradictoire car il doit craindre le frère de cette femme qui n’a aucune raison de s’en séparer à moins qu’il ne désire aussi la sœur de son vis-à-vis et qu’il soit lui-même dans la même situation contradictoire de désirer ce qu’il ne peut avoir par crainte de la réaction d’autrui. Cette situation est le siège d’une conscience affective dominée par l’inquiétude, voire l’angoisse qui s’accumule tant que se maintient la situation contradictoire, mais qui trouve une solution grâce au langage. La parole va substituer à l’affectivité une représentation de deux termes non-contradictoires et complémentaires, processus que Lévi-Strauss appelle principe d’opposition, et dont il fait la principale modalité de la fonction symbolique. L’homme se représentera la femme sous deux termes opposés : sœur et épouse. La situation symétrique de deux hommes vis-à-vis de la sœur de l’autre autorise aussitôt une relation d’échange réciproque (la réciprocité d’échange) : chacun peut proposer une sœur contre une épouse. Si l’une des parties dispose d’une sœur prête à devenir une épouse et l’autre pas, le gage de réciprocité soutiendra l’égalité des échanges le temps qu’il faudra pour autant bien entendu que l’on considère que les hommes décident du destin des femmes.

La réciprocité formelle sur laquelle Lévi-Strauss fonde l’échange réciproque est-elle seulement une règle psychologique qui en appelle à la symétrie à laquelle les hommes auraient recours pour égaliser leurs échanges dans l’intérêt bien compris des uns et des autres, ou bien est-elle la traduction dans l’imaginaire masculin de la réciprocité anthropologique entre les uns et les autres et ici des femmes autant que des hommes ?

Dans cette éventualité (la réciprocité anthropologique), l’échange de réciprocité s’oppose à l’échange réciproque des intérêts égoïstes que dénonce Marx. Mais Lévi-Strauss fait l’impasse sur la réciprocité anthropologique et lui oppose une symétrie des échanges qu’il appelle réciprocité. Il doit donc aussi faire l’impasse sur le respect puis l’amitié (ou l’amour) que la réciprocité anthropologique engendre au bénéfice de la concupiscence des hommes, et l’on peut donc garder comme définition de l’échange réciproque de Lévi-Strauss la définition qu’en donne Marx.

L’échange réciproque s’oppose plus que jamais à ce que j’appelle l’échange de réciprocité. Le premier est mû par le souci de soi, le second démultiplie la réciprocité mue par le souci d’autrui au bénéfice d’un sentiment d’humanité commun qui, dans la réciprocité positive, est la philia. Mais la confusion entre l’échange réciproque et l’échange de réciprocité demeure inévitable tant que la confusion perdure entre l’échange et la réciprocité.

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