La Silicon Valley a dû en rabattre. Mais ses projets restent aussi dangereux, par Evgeny Morozov

Billet invité. Merci à Timiota pour la traduction !

La Silicon Valley a dû en rabattre. Mais ses projets restent aussi dangereux, par Evgeny Morozov © The Guardian

Harcèlement sexuel, querelles au sujet du terrorisme, craintes de leur impact sur les politiques sociales : le retour de manivelle contre les « Big Tech » a commencé. Où finira-t-il ?

Il y a à peine une décennie, la Silicon Valley se vantait d’être l’ambassadeur glamour d’une nouvelle sorte de capitalisme plus humain et plus cool. Ainsi devint-elle rapidement l’enfant chéri des élites, des médias internationaux, et de cette mythique tribu forcément omnisciente : les « natifs du digital ». Même si une critique – toujours facile à disqualifier comme néo-Luddite – s’élevait ici ou là pour s’inquiéter de leur indifférence pour nos vies privées, ou de leur distanciation style « geek » limite autistique, les entreprises technologiques avaient l’opinion publique fermement arrimée à leur côté.

La Silicon Valley n’était-elle pas ce que l’Amérique pouvait offrir de mieux ? Les sociétés « tech » trustaient fréquemment – et trustent toujours – les places de tête au palmarès des marques les plus admirées du monde. Et il y avait  beaucoup à admirer : industrie on ne peut plus dynamique et innovante, la Silicon Valley trouvait le moyen de convertir les défilements d’écran,  les « likes » et autres clicks de souris en idéaux politiques admirables, venant à l’appui de l’exportation de la liberté, de la démocratie et des droits de l’homme au Moyen-Orient et en Afrique du nord. Qui d’autre savait que la seule chose qui avait jusque-là déjoué la révolution démocratique globale était l’inaptitude du capitalisme à capturer et monétiser les globes oculaires des habitants de lointaines contrées ?

Les choses ont décidément bien changé. Une industrie auparavant vantée pour avoir alimenté le printemps arabe est aujourd’hui accusée avec insistance d’une sorte de soutien complice de l’Etat Islamique. Une industrie que se veut fière de promouvoir  la diversité et la tolérance figure maintenant dans les quotidiens pour des affaires d’harcèlement sexuels ainsi que pour les vues discutables de ses employés sur des sujets tels que l’égalité des sexes. Une industrie qui a bâti sa réputation sur le fait de nous offrir des services et des tas de choses gratuites est maintenant régulièrement pointée du doigt pour avoir fini par faire que pas mal d’autres choses – et au premier chef le logement – deviennent plus chères.

Le retour de manivelle de la Silicon Valley est parti. Par les temps qui courent, il est presque impossible d’ouvrir un grand journal – y compris des brulots communistes comme le Financial Times et The Economist – sans tomber sur un appel passionné qui exige des bridages de la puissance de ce qu’il est fréquemment convenu d’appeler la ou les « Big Tech », que ce soit pour déclassifier les plateformes numériques [privées] au rang de fournisseurs d’eau-gaz-électricité, jusqu’à carrément les nationaliser.

En même temps, le grand secret de la Silicon Valley – le fait que les données produites par les utilisateurs des plateformes numériques ont souvent une valeur économique dépassant la valeur des services rendus – est aussi maintenant un secret de Polichinelle. Ah, la belle idée que voilà de faire un réseau social gratuit – mais voulez-vous vraiment abandonner votre vie privée pour que Mark Zuckerberg fasse marcher une fondation pour débarrasser le monde des problèmes que sa société contribue à perpétuer ? Tout le monde n’en est plus aussi sûr. L’industrie « Teflon » n’est plus en Teflon : les saletés qu’on lui balance ont fini par rester accrochées – et cela nul ne peut plus l’ignorer.

Le plus souvent, ce brouhaha a pris la Silicon Valley par surprise. Ses idées – la « disruption » vue comme un service [comme Uber], la transparence radicale comme une façon d’être, une économie tout entière de sauteries et de cours de l’action – dominent encore notre culture. Néanmoins, son hégémonie intellectuelle globale est construite sur des fondations branlantes : elle repose sur le prestige post-politique typique du « oui-je-le-peux » des conférences TED [lien TED @wiki] bien davantage que sur d’indigestes rapports pondus par des laboratoires d’idées ou des mémorandums issus de cabinets de lobby.

Non pas que les entreprises technologiques ne s’adonnent pas au jeu des lobbies – sur ce point, Alphabet [légalement maison mère de Google] est à égalité avec Goldman Sachs – et non plus qu’elles ne guident pas la recherche scientifique publique. De fait, pour une grosse part des questions de politique technologique, il est maintenant difficile de trouver des chercheurs non biaisés, qui n’aient notamment reçu aucun financement des Big Tech. Ceux qui vont à l’encontre de la pensée dominante se retrouvent dans une position pour le moins précaire, comme on a pu le voir récemment autour du sort de l’initiative Open Markets à la fondation New America, un laboratoire d’idée influent à Washington : son positionnement fortement anti-monopole a semble-t-il agacé le principal donateur et directeur [chairman] de New America, à savoir Eric Schmidt, directeur général [executive chairman] d’Alphabet [maison mère de Google]. Il fut en conséquence éjecté du laboratoire d’idée.

Toutefois, le niveau d’influence politique des « Big Tech » n’atteint pas celui de Wall Street ou des « Big Oil » [l’industrie pétrolière]. Peu d’éléments militent pour dire qu’Alphabet déploierait un pouvoir d’influence sur les politiques de technologies globales qui serait comparable à ce que les Goldman Sachs et autres institutions du même poil déploient vis-à-vis des politiques financières et économiques globales. A ce jour, les politiciens d’influence –tel que José Manuel Barroso l’ex-président de la Commission Européenne – préfèrent mener la suite de leur carrière à Goldman Sachs, et pas à Alphabet ; c’est aussi la première société, et non la seconde, qui vient peupler à Washington  les postes hauts placés vacants lors des départs en retraite.

Cela va certainement changer. Il est évident que les gourous bavards qui, joyeux et utopiques, font les beaux jours des conférences TED, ne contribuent plus que marginalement à surdoper la légitimité du secteur technologique ; heureusement, il n’y a qu’un réservoir fini de baratin [bullshit] sur cette planète. Les grandes plateformes digitales vont donc chercher à acquérir davantage d’influence politique, suivant en cela la stratégie peaufinée dans les grandes entreprises de l’industrie du tabac, du pétrole et de la finance.

Mais il y a deux facteurs en plus qu’il est bon de considérer pour comprendre où pourra conduire le retour de manivelle en cours contre  les « Big Tech ».

Tout d’abord, et dans la mesure où elles éviteront un désastre majeur sur la vie privée, les plateformes digitales vont encore figurer comme les marques les plus admirées du monde, celles bénéficiant de la plus grande confiance – et pas peu parce qu’elles n’ont aucune peine à se distinguer positivement de votre opérateur de télécom moyen, ou de votre compagnie aérienne habituelle (pensez ce que vous voulez de la rapacité des firmes des Big Tech, mais elles, au moins, n’éjectent pas les clients de leurs avions manu militaei [allusion à un épisode malheureux survenu chez United Airlines début avril 2017]).

Et ce sont les boites de technologies – les américaines mais aussi les chinoises – qui ont créé la fausse impression que l’économie globale s’est bien retapée, et que tout est normal comme avant la grande crise. Depuis janvier, la capitalisation boursière de quatre sociétés seulement – Alphabet, Amazon, Facebook et Microsoft – a crû d’un montant plus important que tout le PIB du riche pays pétrolier qu’est la Norvège. Qui donc voudrait voir cette bulle éclater ? Personne ; de fait, ceux qui sont aux manettes la verraient bien croitre encore un bon petit peu.

La culture de pouvoir de la Silicon Valley se décèle bien par le fait qu’aucun politicien sensé n’oserait aller à Wall Street pour se faire une séance de promo photo ; chacun va à Palo Alto au motif de dévoiler sa dernière politique pro-innovation. Emmanuel Macron veut transformer la France en startup et pas en hedge fund [fonds spéculatif]. Il n’y a pas d’autre récit sous le coude qui fasse que les politiques néolibérales et centristes aient l’air en même temps acceptables et inéluctables ; les politiciens, tout irrités qu’ils pourraient sembler vis-à-vis du pouvoir monopolistique de la Silicon Valley, n’ont en réalité aucune alternative à ce projet. Ce n’est pas qu’un Macron : de l’italien Matteo Renzi au canadien Justin Trudeau, tous les politiciens mainstream qui ont revendiqué haut et fort d’offrir une rupture intelligente avec le passé ont aussi offert un pacte implicite avec les « Big Tech » – ou, au moins, avec leurs idées – à l’avenir.

Deuxièmement, la Silicon Valley, en tant que saint des saints du capital-risque, excelle à repérer en avance de phase les tendances globales. Ses esprits les plus affutés ont senti le retour de manivelle infuser avant le reste d’entre nous. Ils ont aussi fait un choix avisé en décidant que les mémos indigestes et les rapports pondus dans les laboratoires d’idées n’apaiseront pas notre mécontentement, et que beaucoup d’autres problèmes – que ce soient les inégalités croissante ou le malaise général sur la globalisation – seront un jour mis sur le dos d’une industrie qui pourtant n’a fait que bien peu pour les provoquer.

Les plus brillantes esprits de la Silicon Valley ont réalisé qu’ils avaient besoin de propositions audacieuses – un revenu de base garanti, une taxe sur les robots, des expériences de villes entièrement privatisées qui ne fonctionnent qu’avec des compagnies technologiques et opèrent hors de la juridiction gouvernementale – qui vont semer le doute dans les têtes de ceux qui, sans cela, auraient pu opter tout bonnement pour une législation anti-monopole éprouvée. Si les compagnies technologiques peuvent jouer un rôle constructif dans le financement du revenu de base, si Alphabet ou Amazon peuvent faire tourner Detroit ou New York avec la même efficacité que celle avec laquelle ils font tourner leurs plateformes, si Microsoft peut inférer des symptômes de cancer à partir de nos recherches sur le web, etc., devons-nous vraiment nous mettre à aligner des obstacles sur leur chemin ?

Du fait de l’audace et du vague de leur plan pour sauver le capitalisme, la Silicon Valley pourrait « dé-TED-iser » les conférences TED. Pour un tas de raisons, de tels projets ne peuvent parvenir avec succès à leur grande mission proclamée, même si cela rapporterait un tas d’argent à ces sociétés à court-terme, et aiderait à retarder la colère populaire pour encore une décennie. La raison principale est bien simple : comment peut-on décemment attendre d’une clique d’entreprises extractrices de rente, et dont les modèles de business flirtent avec le féodalisme, qu’elles aillent donner une deuxième vie au capitalisme global, et qu’elles initient une nouvelle Nouvelle Donne [New Deal] qui briderait la cupidité des capitalistes, un grand nombre d’entre eux se trouvant être les investisseurs soutenant ces firmes ?

Les données peuvent sembler infinies, mais il n’y a aucune raison de croire que les gigantesques profits qu’on en tire pourraient aplanir les nombreuses contradictions du système économique présent. Gardien auto-proclamé du capitalisme global, la Silicon Valley risque de finir par être son fossoyeur.

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