À gauche, à droite et dans toutes les directions, un peu pour tous les goûts

Très attendu à la fois sur sa communication depuis l’élection et sur le fond de la mise en œuvre de son projet présidentiel, Emmanuel Macron n’a pas manqué de tenter de modifier l’impression produite par un vocabulaire que beaucoup perçoivent comme trop agressif. Il a surtout défendu à nouveau in extenso et pour la première fois en tant que président son projet de « transformation » pour la France. Pas beaucoup de surprises de ce côté, mais un président de la République semblant faire flèche de tout bois et dans toutes les directions, afin que chacun puisse y trouver son compte.

Cette courte et incomplète liste d’exemples suffira à le démontrer. Emmanuel Macron a défendu successivement :

  • L’ouverture d’un débat sur la bioéthique, la PMA et la GPA (à laquelle il s’est déclaré opposé à titre personnel) – à l’attention des partisans du libéralisme sociétal
  • Son engagement à défendre le pouvoir d’achat par exemple des retraités – à l’attention des plus sociaux
  • La sélection à l’entrée à l’université – à l’attention des partisans de la méritocratie éducative
  • L’exemption de l’ISF pour qui investit dans une entreprise et l’attaque des mesures fiscales de François Hollande comme punitives pour les plus aisés – à l’attention des libéraux
  • La participation « cette belle idée gaulliste » – à l’attention des gaullistes
  • Son engagement à expulser effectivement les immigrés clandestins délinquants « je serai intraitable » – à l’attention des partisans du contrôle de l’immigration
  • Etc, etc.

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Emmanuel Macron le 15 octobre 2017

… Sans reculer devant l’inexactitude

Emmanuel Macron n’a pas négligé à l’occasion de prendre quelques libertés avec la vérité. Il a par exemple identifié ceux qui s’inquiètent de la réforme du code du travail – conséquences d’une inversion de la hiérarchie des normes, ou du renforcement de la position des directions dans leurs négociations avec les salariés – avec les hommes politiques réticents à « réformer », qu’il aurait seuls visés en s’attaquant aux « fainéants » et à « ceux qui foutent le bordel ».

Il a encore prétendu que lorsqu’il parlait dans une rencontre avec de jeunes entrepreneurs de « ceux qui ne sont rien », il s’agissait en fait de ceux dont certains (d’autres que lui) pensent qu’ils ne sont rien. Ce qui n’est guère conforme à ses paroles, que l’on peut trouver ici. Il n’y a guère de doute qu’il parlait non pour adresser du mépris aux plus pauvres, plutôt pour mettre en garde contre la thésaurisation, mais il n’y a pas de doute non plus qu’il a bien laissé échapper – comme par inadvertance, ou léger manque de contrôle de soi – que dans son esprit, qui n’a pas réussi « n’est rien ».

Mais surtout, au-delà de simples questions de vocabulaire et de communication, il a argumenté que le taux de chômage avait déjà commencé à baisser, pour prétendre que le problème était du moins bien orienté. Or c’est tout simplement faux : si le taux des chômeurs de catégorie A s’est légèrement réduit, le nombre total des chômeurs mesuré par l’INSEE a lui augmenté sans discontinuer de 3,5 à 6,4 millions – une différence de 2,9 millions – depuis la mi-2008, y compris 0,1 million depuis l’élection d’Emmanuel Macron, et ceci rien qu’en métropole. Il ne s’agit pas d’en rejeter la responsabilité sur le nouveau président, dont la politique n’a évidemment pas encore eu le temps d’influer sur le chômage ni en bien ni en mal. Mais force est de constater que dissimuler ou se dissimuler la réalité n’est pas très bon signe quand on entend l’améliorer…

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Nombre total de chômeurs, métropole seule – Source : INSEE

Non, Monsieur le Président, ça n’a pas commencé à baisser

Le président de la République a insisté sur le fait que le chômage ne serait « pas le seul indicateur » à prendre en compte pour évaluer son futur bilan. Certes, mais chômage et pauvreté sont tout de même les indicateurs prépondérants du point de vue de la majorité ! Et le président en est certainement conscient.

L’Union européenne – ou le grand angle mort du débat

À part une rapide confirmation par Emmanuel Macron de l’« importance » qu’il accorde à l’Union européenne, le sujet n’a pratiquement pas été évoqué. Pour un président qui se montrait constamment soucieux d’expliquer sa politique d’ensemble, comme pour un trio de journalistes qui trouvèrent pourtant le temps de l’interroger sur des sujets certes d’actualité mais auxquels il ne pouvait pas grand chose – comme le harcèlement sexuel à Hollywood – c’est là un oubli assez stupéfiant !

Il faut rappeler que si la campagne présidentielle française a tant intéressé à l’étranger, c’est avant tout parce que le peuple français était invité à décider s’il continuerait à appliquer la politique pro-européenne établie depuis au bas mot trente ans – fin de la politique de relance « dans un seul pays » de Mitterrand en 1983 et poussée vers l’intégration européenne sous l’impulsion notamment de Jacques Delors – ou s’il en choisirait une autre, en tentant de forcer un changement d’orientation massif de l’Union européenne sous menace de la quitter, ce à quoi elle ne pourrait pas survivre. Les Français avaient le choix entre décider de faire encore un tour de manège, ou d’en descendre en forçant leurs partenaires à choisir entre les suivre ou voir l’UE disparaître. Voilà ce qui intéressait, et parfois passionnait à l’étranger.

Le résultat a été sans équivoque : au premier tour les candidats représentant sans ambiguïté la continuation regroupaient 50,4% des exprimés, tandis que les candidats qui proposaient de forcer un changement totalisaient dans leur diversité 46,5% (1). Le résultat fut encore amplifié au second tour – 66,1% contre 33,9% – du fait de l’incompatibilité notoire entre l’électorat de la France Insoumise et la candidate du Front National.

Cependant, le vainqueur de l’élection ne s’y trompait pas. Alors ministre de l’Économie, il avait prophétisé en 2015 :

« Si rien ne bouge, il n’y a plus de zone euro dans dix ans. »

Il ajoutait encore : « l’absence de proposition est un choix : c’est la sortie de l’euro ».

Avec de telles dispositions d’esprit, le nouveau président ne devait pas manquer de justement faire des propositions aux autres pays européens, et avant tout à l’Allemagne la première puissance économique européenne et le pays dont l’influence directrice sur la politique de l’UE s’est affirmée depuis au bas mot une décennie.

L’objectif de ces propositions est clair : il s’agit de s’assurer que l’euro soit géré non dans la seule optique dite ordo-libérale, dont l’expérience a prouvé que ses conséquences étaient catastrophiques pour l’économie d’un nombre toujours plus grand de pays – Grèce, Espagne, Portugal, Italie, et de plus en plus la France bien entendu – mais d’une manière qui profite de manière équilibrée à tous les pays de la zone euro avec toutes leurs différences. Ce qui est à l’évidence une condition indispensable au succès de la politique d’ensemble du nouveau président de la République. Un eurosceptique pourrait bien soutenir qu’obtenir une telle évolution de la logique de l’euro est impossible, il y a fort à parier que Macron dans son élan serait prêt à lui répondre que « Impossible n’est pas français ».

Ce n’est pas la première fois qu’Emmanuel Macron défend cette nécessité d’un rééquilibrage de la gestion de l’euro. Lors de la négociation autour de la dette grecque en 2015, il argumenta contre des mesures d’austérité trop écrasantes, allant jusqu’à comparer le diktat fait à la Grèce à « une version moderne du Traité de Versailles », ce qui indisposa la chancelière allemande Angela Merkel qui exigea de François Hollande qu’il écarte son jeune ministre de l’Économie des négociations.

Comment ce sujet fondamental pour la réussite du projet présidentiel a-t-il pu être négligé dans l’entretien ? Est-ce du fait d’une négligence de la part des journalistes ? Ou parce que les choses ne s’engagent pas si bien ?

Une Allemagne méfiante, une chancelière rétive – et qui a d’autres chats à fouetter merci bien

Pour aller à l’essentiel à travers tout le détail des propositions et mécanismes envisagés ou envisageables, le changement souhaité dans la gestion de l’euro peut se résumer à ces deux points :

  • S’orienter davantage vers l’investissement, en modérant au moins la recherche prioritaire d’équilibre financier quelles que soient les conséquences
  • Accepter une plus grande solidarité économique entre les différents pays européens

Or chacun de ces deux points est en contradiction frontale avec la politique que l’Allemagne non seulement trouve culturellement plus naturelle et saine, mais encore dont elle considère qu’elle est la racine de ses succès économiques actuels. Il s’y mêle encore une méfiance largement répandue outre-Rhin envers la tendance prêtée à d’autres pays surtout au sud – ou au sud-ouest, comme la France – à se mettre dans une situation financière délicate puis à attendre que d’autres les aident – et avant tout l’Allemagne. C’est bien ainsi d’ailleurs qu’ont été présentés les différents plans d’aide « à la Grèce », alors que ces plans étaient en réalité des plans d’aide aux grandes banques créditrices de ce pays.

Emmanuel Macron compte sur une rigueur plus importante dans les dépenses de l’État et l’application plus déterminée d’une plus grande partie des recommandations économiques de l’Union européenne ainsi que sur l’élan qu’il estime incarner pour convaincre et l’Allemagne, et encore les autres pays d’avancer sur les pistes qu’il propose. Vu les obstacles, c’est supposer une puissance remarquable à l’élan. Ce n’est pas en effet juste en respectant la politique décidée au niveau de l’UE que l’on pourra convaincre le gouvernement allemand : appliquer les recommandations européennes, ce n’est pour la France qu’être « bonne élève ». Or, si un bon élève peut mériter des encouragements, il ne mérite certainement pas une valise de sucreries, ni encore moins que l’on change les règles de l’épreuve juste pour lui faire plaisir !

Mais il y a pire : le résultat des récentes élections allemandes non seulement rendra plus difficile à Angela Merkel de former une coalition viable pour gouverner, surtout cette coalition promet de créer des obstacles supplémentaires dans le cas où la chancelière envisagerait de faire quelque concession significative à Emmanuel Macron, par exemple de crainte que son échec ne soit préjudiciable aux Français au point que le successeur d’Emmanuel Macron ne décide de forcer le changement sous peine de disparition de l’Union européenne (2).

Voici en effet l’équation que la chancelière allemande doit résoudre pour former un gouvernement stable. Il s’agit de mettre d’accord trois partis en plus du sien la CDU :

  • La CSU de droite conservatrice, le partenaire de longue date de la CDU en Bavière, qui a été mise en danger sur ses terres alors que des élections régionales y auront lieu l’année prochaine, aura à cœur d’obtenir des concessions significatives sur le sujet des migrants. Mais de telles concessions rebuteraient les Verts, qui voudraient plutôt peser dans l’autre sens
  • Les Verts, écologistes de gauche, demanderont des concessions sur le diesel. Mais cela gênerait gravement l’industrie automobile allemande et rebuterait donc fortement le FDP, le parti préféré des milieux d’affaires
  • Le FDP, libéral, exigera le respect des lignes rouges habituelles de la politique européenne de l’Allemagne – du Wolfgang Schaüble, en plus intraitable encore peut-être… voilà au moins qui ne gênerait aucun autre parti indispensable à l’équilibre de la coalition, ni la CSU évidemment, ni les Verts en fait.

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Bundestag 2017 – La seule coalition modérément réaliste est la formule « Jamaïque » Noir-Jaune-Vert…  qui est tout sauf facile à mettre en place

La solution la plus simple pour Angela Merkel, si ce n’est la seule sera donc de trouver l’équilibre sur ces lignes :

  • Le FDP reçoit des garanties en béton sur le sujet européen et avale en échange une couleuvre sur le diesel
  • Les Verts obtiennent des résultats sur le diesel et acceptent qu’on soit un peu plus restrictif au sujet des migrants
  • La CSU obtient une évolution concernant les migrants

Cette formule assurera que personne d’important dans la politique allemande ne soit vraiment mécontent ni n’aie les mains tout à fait vides.

En bref, c’est le projet européen d’Emmanuel Macron qui servira de dindon à la farce.

La vérité est que l’Allemagne, d’une manière parallèle même si peut-être pas au même degré que plusieurs de ses voisins, commence à entrer dans une phase de troubles politiques qui la poussent à se replier davantage sur ses préoccupations internes. Pour faire des concessions aux autres Européens dans le cadre d’une vraie négociation, il faudrait avoir la liberté d’action que procurerait un gouvernement uni. C’est ce que l’Allemagne avait jusqu’ici – ce qui ne l’a pas empêchée au demeurant d’imposer énergiquement ses conceptions et ses intérêts dans le cadre européen – et c’est ce qu’elle aura beaucoup moins qu’avant.

La France, ayant pris une direction claire au printemps dernier, disposant d’un nouveau président déterminé appuyé sur une confortable majorité parlementaire, est quant à elle en position de faire des concessions. Nul doute qu’Emmanuel Macron y sera appelé, et il est vrai qu’au moins à court terme, il n’a guère d’autre choix, quitte à habiller la chose d’un sourire forcé pour tenter de faire bonne figure.

A moyen-long terme, bien entendu, toutes les options sont envisageables.

Que décidera Emmanuel Macron dans deux ans ?

Le président de la République l’a lâché au détour d’une phrase : il attend les premiers résultats tangibles de sa politique « d’ici deux ans ». C’est à la fois un délai raisonnable pour qu’un changement même profond ait le temps de produire ses effets… et un point de rendez-vous à mi-mandat, qui lui laissera encore le temps pour effectuer un ajustement s’il s’avérait nécessaire.

En somme, Emmanuel Macron même sans l’expliciter totalement a découpé son mandat en deux moitiés, dont la première est occupée par l’application du programme présidentiel approuvé par les Français et qui lui a valu l’élection. Et la seconde ?

Dans l’hypothèse où les propositions qu’il a lancées pour la réforme de l’Union européenne ne déboucheraient sur rien de concret, soit qu’elles soient refusées, soit plus probablement qu’elles soient vidées de leur substance pour surtout ne rien changer – le ministre des finances allemand sortant Wolfgang Schaüble s’y est appliqué avec détermination –  le président de la République lui-même s’attend probablement à ce que la réforme d’ensemble, la « transformation » du pays qu’il entend mener ne puisse déboucher sur des résultats suffisamment positifs… si encore elle ne se révèle pas tout simplement un boulet supplémentaire pour le pays, comme l’ont été après tout les transformations profondes qu’ont entreprises Italie et Espagne au début des années 2010 sur injonction des autorités européennes, avec des résultats désastreux.

Alors, Emmanuel Macron se trouvera devant une alternative claire :

  • Soit réagir comme François Hollande à partir de 2013, c’est-à-dire se reposer sur la seule adhésion à la politique économique définie au niveau européen, avec des résultats prévisibles et similaires si ce n’est pires que ceux de son prédécesseur. Donc l’impuissance, l’humiliation, la défaite et une fin ignominieuse de sa carrière politique à 44 ans. Difficile d’imaginer cet homme jeune, à qui jusqu’ici tout a réussi, qui méprise visiblement la résignation à l’échec, accepter cela. Difficile de l’imaginer continuer à appliquer une politique dont il sait qu’elle ne peut au final qu’échouer – citons-le encore une fois « l’absence de proposition est un choix : c’est la sortie de l’euro » – sachant qu’il a été formé chez les financiers, ce qui signifie entre autres choses davantage de considération pour ce qui marche que pour toute idéologie, davantage de réalisme et d’ouverture aux solutions non-conventionnelles
  • Soit… changer de cap, et faire autre chose. Peut-être : tout autre chose. Et la Constitution de la Cinquième République assure qu’en France, un président qui estime nécessaire de changer de cap a les moyens de le faire. S’il le décide, il ne pourra être question pour Angela Merkel de le faire sortir de la pièce, comme elle le fit en 2015 – on ne peut faire cela qu’à un simple ministre

Que décidera Emmanuel Macron à ce moment, probablement vers 2019 ? La question n’est pour l’instant qu’en filigrane. Sauf à ce que la chancelière allemande ne change et ne s’avère prochainement très différente de ce qu’elle a été durant ses douze premières années de mandat, cette question se posera bel et bien.

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1 – Emmanuel Macron, François Fillon et Benoît Hamon pour les premiers, Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, Nicolas Dupont-Aignan et François Asselineau pour les seconds, les quatre autres candidats étant difficilement classables

2 – C’est une éventualité très présente à l’esprit de certains commentateurs en Allemagne. Voir par exemple cet  article du Spiegel en mai 2017 « L’Europe et Macron – Quoi qu’il en coûte », argumentant en faveur d’une « solidarité sans restriction » entre pays européens