Ce qui a déjà été gagné sans retour en arrière possible

Ce texte est un « article presslib’ » (*)

Ce qui a déjà été gagné sans retour en arrière possible, c’est une mise à plat aux yeux du public de la manière dont le système financier s’articule avec le fonctionnement global de nos sociétés.

Huit ans de présidence George Bush ont conforté la validité du « principe de Cheney » : si le Vice-Président affirme une chose, le contraire est certainement vrai. Or il a dit : « Madoff est une pomme pourrie au sein du panier ».

Et c’est bien de cela qu’il s’agit : la chose la plus difficile à établir en ce premier jour de l’année nouvelle, c’est en quoi l’affaire Madoff se distingue du reste de l’actualité financière de l’année écoulée. Le mérite d’avoir qualifié les bulles financières de « processus de cavalerie spontané » revient au professeur Robert J. Shiller, celui dont le nom apparaît dans l’indice Case-Shiller évaluant la santé de l’immobilier résidentiel américain. Il ne faisait lui-même que développer l’idée des trois stades de la dynamique du crédit élaborée par Hyman Minsky et dont le troisième est celui du Ponzi scheme. Ce n’était pas par hasard non plus que je consacrais le chapitre 13 de « Vers la crise du capitalisme américain ? » (La Découverte 2007) aux bulles financières et à leur dynamique : la cavalerie ou pyramide.

Qu’est-ce qui distingue alors Madoff du reste ? Le fait qu’il ait menti systématiquement sur ce qu’il faisait en réalité ? Hmm, continuons de chercher… Le fait qu’il est impossible qu’il ait été entièrement dupe, qu’il ait cru lui-même à ses propres explications ? Il me semble que la seule différence réside là : les bâtisseurs du château de cartes financier savaient en leur for intérieur qu’ils ne manipulaient que du carton mais tous ont cru que leur confiance absolue en son avenir radieux solidifiait l’édifice : que l’unanimité suffisait à transformer en pierre le carton. Les notateurs savaient qu’ils ne faisaient qu’extrapoler le « pire apprivoisé » que constituent les données historiques relatives aux catastrophes passées. Les créateurs de modèles financiers savaient sciemment que l’on ne peut rien dire de ce qui se passera dans vingt ans, ni même d’ailleurs la semaine prochaine. Mais l’existence d’une communauté de croyants confortait le mythe du carton transformé en pierre. Quand les gauches américaine et européenne se convertirent à la nouvelle église, l’unanimité fut coulée dans l’airain. Jusqu’à ce que la réalité joue un très mauvais tour et révèle que l’empereur était tout nu, depuis sa naissance.

La thèse de la pomme pourrie isolée au milieu du panier est morte en 2008 : le public a cessé de croire à la fraude individuelle d’un petit Jérôme Kerviel ici, ou d’un gros Bernard Madoff là, qui ne seraient pas représentatifs des comportements dans leur ensemble et qu’il suffirait de mettre sous les verrous pour que tout s’arrange. La candeur du public s’est évanouie avec l’année écoulée : jusque-là à ses yeux, la finance était si compliquée qu’il valait mieux la laisser à ses seuls experts. Le fait qu’on lui présente aujourd’hui la facture des frais de déblaiement du château de cartes écroulé lui a ouvert les yeux. Ce qui a déjà été gagné sans retour en arrière possible, c’est que ses yeux resteront ouverts.

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.

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62 réponses à “Ce qui a déjà été gagné sans retour en arrière possible”

  1. Avatar de Michel MARTIN

    Bonne année à PJ et à tous les commentateurs de ce blog de très haute volée.
    Je souhaite vivement que PJ progresse dans sa mise en forme de l’interdiction de jouer sur la variation des prix. Pour ma part, je pencherais plutôt pour une régulation, c’est à dire une taxation dégressive des plus values sur ces « jeux d’argent » en fonction du temps où le joueur aurait gardé ses titres. Je ne suis pas totalement convaincu que ces jeux soient totalement nocifs et, intuitivement, il me semble qu’une interdiction radicale conduirait à des effets pervers inattendus.

  2. Avatar de antoine
    antoine

    @ Pierre-Yves.
    Je vais essayer de vous répondre:

    1/ La reflexion sur l’Etat Providence est de Rawls, qui y tenait beaucoup. Bien entendu il ne prétend pas que l’Etat-Providence se réduise à l’aspect redistributif. C’est simplement cet aspect qu’il retient dans son texte pour renvoyer dos à dos les objections des libéraux et des socio-démocrates.
    2/ La question de la discrimination positive est plus complexe. Elle implique une réflexion sur l’égalité équitable des chances, une réflexion sur l’idée de « partage social de la responsabilité » et « d’attentes légitimes », une distinction au sein même de la théorie rawlsienne entre la partie idéale et la partie spéciale de la théorie.
    3/ Ricoeur n’a pas du tout compris Rawls. Il est passé « à côté ».
    4/ La P.O n’est pas centrale du tout même si on peut comprendre pourquoi les premiers interprêtes se sont arrêté là-dessus.
    5/ Il y a 2 Rawls. Celui « du début » et « celui de la fin ». Le contenu des principes est le même. Mais leur justification est très différente, et je crois deviner q’une partie de vos critiques correspond seulement à la première version exposée dans TJ. On comprend Rawls quand on comprend les différentes étapes du passage de l’un à l’autre (ceux qui préfèrent le premier Rawls, essentiellement sont plus nombreux, mais ils ont tort de mon point de vue). En gros, on comprend bien l’essentiel de Rawls quand on comprend comment la prise en compte d’un problème que les économistes appellent la « compatibilité des incitations » (qui menaçait la stabilité de la partie idéale de la théorie, mais ce n’était franchement qu’un DETAIL. Personne ne s’en serait aperçu!!!) le conduit progressivement à une redéfinition radicale de sa conception de « l’objectivité pratique » (qui devient constructiviste dans un sens anti-kantien), et à revoir sa stratégie argumentative contre différents courants (essentiellement l’utilitarisme de la welfare economics).
    6/ Rawls est très proche de la pensée classique (le dernier auteur « classique » après Rousseau et L. Strauss). Pour lui au fond les DEVOIRS sont premiers. Les droits ne sont jamais que leur corolaire. L’idée que les individus aient des droits positifs du seul fait de leur existence est une idée séduisante mais au fond dangereuse, injustifiable du point de vue de l’idéal démocratique de la raison publique (elle ne peut s’appuyer que sur une variante séclarisée ou pas de la théorie du droit naturel thomiste, c’est à dire sur une « doctrine morale compréhensive ou englobante »), et qui surtout condamne ceux qui la défendent à accorder TROP PEU!

    En fait ce qui est intéressant chez Rawls c’est sa manière de poser les problèmes, la façon dont la théorie peut servir de guide. Il ne faut pas attendre TROP d’une théorie politique et savoir rester modeste. Si elle nous permet d’y voir plus clair, si elle nous aide à nous repérer un peu mieux sur le plan normatif, c’est déjà un grand pas. En tout cas c’est un bel exemple de la beauté que peut atteindre une théorie morale (pour ceux qui sont sensibles à ce genre de chose). Ensuite viennent des tas de problèmes: internes comme celui de la « covariabilité » des biens premiers, o externes comme des problèmes d’application, d’extension de la théorie à des questions de politique publique (par exemple les droits des handicapés, l’épargne entre générations), mais aussi à d’autres disciplines (économie, psychologie sociale, sociologie, droit constitutionnel)… Tout ceci n’est plus le fait de J. Rawls. Par ailleurs dès lors qu’il s’agit de CREER des modes de coopération sociale nouveaux (banque Wir), Rawls est beaucoup moins utile (à moins d’essayer de le compléter par une théorie de la responsabilité politique, ce que je fais dans mon coin pour occuper mon temps libre de chômeur ^^’).

    Aujourd’hui, pour faire l’état de l’art, tout ce qui est produit sur le plan de la pensée politique est développé à l’intérieur du « cadre » dessiné par Rawls, un obscur professeur de Harvard qui n’avait quasiment rien publié avant l’âge de 70 ans. Ceux qui ne le font pas sont tenus de justifier les raisons pour lesquelles il ne le font pas, sans quoi ils se savent exposés à des objections dévastatrices déjà formulées, tant l’argumentation de Rawls est contraignante et rigoureuse (Nozick Walzer Dworkin Taylor Gauthier Sen Harsanyi Roemer Habermas Pocock …). De fait ils n’ont pas vraiment le choix. Et cette position dominante a donné naissance à un renouveau de la philosophie politique que l’on compare – à juste titre- à ce qui s’est produit à l’époque des Lumières. Les français n’ont que 30 ans de retard sur leurs voisins allemands, belges, italiens, et anglo-saxons.
    Peut-on étendre/amender Rawls dans un projet de constitution pour l’économie (qui a nécessairement comme prémisse une certaine conception de ce en quoi consiste la justice sociale et qui donc à un moment ou à un autre se heurtera éventuellement à des critiques d’inspiration rawlsienne dures)?

    Ce qui me frappe c’est que lors de la Révolution française ces idées avaient pénétré le corps social (même si ce n’est que de manière superficielle). Là le gouffre est énorme, bien pire qu’entre les sciences de la nature et le savoir ordinaire du citoyen lambda. Des conceptions de la justice sociale il y en a facile une douzaine. Ce qui laisse de la place à une douzaine de partis concurrents. Au lieu de ça on se tape encore du « sous-Marx », du « sous-Smith/ Hayek » et du « sous-Rousseau » et RIEN n’est repris de manière constructive par AUCUN des partis en présence.

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  1. Et bientôt, E.S.=protéines finlandaises ! https://www.theguardian.com/business/2024/apr/19/finnish-startup-food-air-solar-power-solein. Pas compris d’où leurs micro-organismes tiraient l’azote toutefois, peut-être bien de l’air (l’énergie, elle,…

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