LA DRONISATION DE LA CRISE EUROPÉENNE, par Franck Janura

Billet invité

Comme en proie à une sorte de persécution intellectuelle, la lecture d’ouvrages sur des sujets pourtant sans prise directe avec la situation européenne peut parfois amener à des rapprochements inattendus. C’est à ce type de rapprochements que conduit la lecture du dernier ouvrage de Grégoire Chamayou, un jeune philosophe et chercheur au CNRS.

L’ouvrage en question, Théorie du drone (édition La Fabrique), se propose de soumettre le drone (véritable emblème de la guerre ou plutôt de la chasse anti-terroriste mondiale) à un travail d’investigation philosophique. Cette théorie du drone amène à se poser la question suivante : peut-on parler de dronisation de la crise européenne ?

Projeter du pouvoir sans projeter de vulnérabilité

Dès son introduction, Grégoire Chamayou nous livre la maxime stratégique fondamentale du drone que l’on doit à David Deptula, général à la retraite de l’ US Air Force : “le véritable avantage des systèmes d’aéronefs sans pilote, c’est de projeter du pouvoir sans projeter de vulnérabilité”. Cette manière de décrire l’option stratégique qui découle de la dronisation du conflit armé peut tout à fait s’appliquer à la stratégie de politique économique retenue aujourd’hui dans le contexte de grande crise que traverse le continent européen.

Cette stratégie repose à la fois sur la projection d’un pouvoir monétaire indépendant, celui de la BCE, et d’un pouvoir politique qui se fonde sur la prééminence des traités européens et annihile tout choix discrétionnaire de politique économique à l’échelle européenne. Comme dans le cas du drone, cette projection de pouvoirs (d’ordre ordo-libérale) s’effectue sans projection simultanée d’une véritable vulnérabilité.

Quelle est en effet la vulnérabilité d’une Banque Centrale Européenne indépendante de tout pouvoir politique ou encore celle des traités européens qui s’affranchissent assez largement de tout ancrage démocratique européen ? Pour reprendre une image chère à la morale guerrière que Grégoire Chamayou convoque dans son ouvrage, il semble que l’on soit passé d’une certaine morale du sacrifice politique héroïque (issue de la vulnérabilité de la politique et du débat politique souverain) à l’invulnérabilité de la norme et de la règle technique de politique économique.

“Pattern of life” et gouvernance politique européenne

L’une des principales fonctionnalités du drone est d’enregistrer des masses considérables d’informations recueillies par ses différents organes (caméra, interception de communications téléphoniques…) afin de les traiter et de définir des “patterns of life” ou schémas de vie des individus soumis à sa surveillance. L’observation d’une quelconque déviance par rapport à ces schémas de vie prédéfinis déclenchera dés lors une surveillance renforcée, voire une frappe.

Ce type de frappes dites “frappes de signature” s’oppose aux “frappes de personnalités” qui ciblent des personnalités précises sans recours à une modélisation de leurs comportements. Le parallèle entre cette cécité des frappes de signature et la situation européenne réside dans les critères de gouvernance trop rigides (à l’instar des signatures des cibles des drones) que la politique économique européenne s’est imposée depuis la mise en place de la monnaie unique (pacte de stabilité) et qu’elle continue d’appliquer vis-à-vis des pays en difficulté au sein de la zone euro (pacte budgétaire). Les “patterns of life” des économies européennes sont ici synonymes de limites de déficit primaire, de ratio dette publique/PIB, etc.

Nécro-éthique et éthique monétaire

Grégoire Chamayou aborde enfin dans son ouvrage la justification éthique émise par les défenseurs du drone. Il parle ainsi de nécro-éthique (le “bien tuer” donc). Le message est le suivant : le drone est d’une précision a priori supérieure aux autres armes aériennes et rend donc possible une meilleure distinction des cibles. De ce fait, le drone serait, selon les critères de la nécro-éthique, une arme plus efficace. On s’approche ici des discours actuels qui prônent toujours plus d’intégration en Europe en fondant ce processus sur des mécanismes (la monnaie unique, la conditionnalité associée au programme OMT de rachat sur le marché secondaire de dettes souveraines, la rigidité des traités, etc.) se revendiquant d’une éthique supérieure parce que plus précis et moins sujets aux aléas moraux divers et variés des États membres.

Cette conception de l’éthique concourt à ce que Grégoire Chamayou nomme la fabrication d’automates politiques. Dans le cas des drones, l’objectif ultime pour certains de ses plus ardents défenseurs est de mettre au point des drones totalement autonomes, c’est-à-dire s’affranchissant de toute intervention humaine. Encore une fois, les militants de ces solutions extrêmes invoquent le gain éthique associé à ce type de machines qu’ils affublent, pour reprendre les mots de Grégoire Chamayou, d’une sorte de « surmoi machinique ». Le philosophe prolonge son propos en précisant que ce type de dérives nous mène tout droit à une fabrique de l’irresponsabilité puisque “non seulement il n’y a plus d’attribution simple de la responsabilité, mais celle-ci, en se diffractant sur ce réseau acéphale d’agents multiples, tend aussi à se diluer dans sa qualification, passant de l’intentionnel au non intentionnel, du crime de guerre à l’accident militaro-industriel.”

Les récentes querelles au sein de la fameuse Troïka au sujet de la gestion de la crise en Grèce (accident militaro-industriel version politique économique) ne traduisent-elles pas cette même situation de fabrique d’irresponsabilité ? L’Europe est-elle vouée à être ce que Günther Anders, grand intellectuel allemand du 20ème siècle, prophétisait dans son ouvrage Hiroshima est partout, à savoir : “un paradis (l’Europe fédérale) habité par des meurtriers sans méchanceté (la BCE ? les traités ? l’orthodoxie monétaire ?) et par des victimes sans haines (la Grèce, Chypre, l’Espagne…)”

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