L’actualité de demain : PAUVRES D’EUX, PAUVRES DE NOUS ! par François Leclerc

Billet invité. Dans ce billet, François Leclerc écrit : « Une allocation de vie inscrite au budget de l’État est la seule issue, dont la formule est un des grands débats à venir », comme cette position s’oppose à la mienne, j’ai tenu à rappeler celle que je défends personnellement sur cette question : on la trouve à la suite du billet de François. Paul Jorion

C’est de l’Allemagne que l’on ne cesse de montrer en exemple (ou de maudire) que nous vient l’information : 48% des retraités – surtout des femmes – touchent moins de 700 euros par mois. 800.000 d’entre eux sont obligés d’arrondir leurs revenus avec un minijob, un contrat précaire plafonné à 450 euros par mois et dispensé de charges sociales. A cela s’ajoutent 170.000 personnes disposant de contrats classiques, la moitié à mi-temps. Enfin, 430.000 retraités touchent une aide sociale pour atteindre le minimum vieillesse de 688 euros mensuels. Il y a 20 millions de retraités en Allemagne.

L’héritage de la réforme des retraites est lourd, tout particulièrement le report progressif à 67 ans de l’âge auquel un taux plein est garanti. Mais il va l’être encore plus pour la génération qui suit, car les 6 millions d’actifs bénéficiant d’un minijob ne cotisent que très faiblement au régime de la retraite et 3 millions d’entre eux n’ont pas les moyens de cotiser à une retraite complémentaire. Permettant de faire état d’un taux de chômage avantageux, les minijobs sont la porte d’entrée vers la pauvreté. Même s’il est nécessaire de concevoir la vie en société selon une autre conception que le tryptique de périodes successives: formation – travail – retraite.

L’impact additionné du chômage des jeunes et de la réforme des retraites va aboutir en France à la baisse du montant des retraites, mettant en cause le système par répartition en le vidant de sa substance, ceux qui disposeront des meilleurs revenus devant cotiser à des compléments de retraite. Face à la rareté du travail qui s’installe progressivement dans nos sociétés, la responsabilité sociale impose un nouveau mode de financement des périodes où l’on ne travaille pas, qui vont s’allonger. Une allocation de vie inscrite au budget de l’État est la seule issue, dont la formule est un des grands débats à venir. En attendant, les inégalités vont vite s’accroître parmi les seniors.

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Le capitalisme à l’agonie (Fayard 2011) : pages 328 à 333

LE TRAVAIL

Quelle que soit la manière précise dont nos sociétés émergeront de la crise, il faudra stopper la permanente fuite en avant qui épuise la planète et débouche toujours, à terme, sur de la surproduction. Il faudra pour cela échapper à une logique de croissance à tout crin, ce qui demeurera impossible tant que l’on ne séparera pas la question des revenus nécessaires pour acheter des biens de consommation, de la question du travail. Si l’on y parvient, on se sera débarrassé au passage du « consumérisme », politique fondée sur la propagande, dont l’objectif est de repousser artificiellement les limites de la surproduction. Il faut réexaminer le travail comme une question en soi, comme l’activité humaine nécessaire pour produire marchandises et services authentiques, mais sans être automatiquement celle qui nous procure les revenus destinés à nous offrir les moyens de consommer.

Il existe différents types de revenus: on peut revendre un bien qu’on possède plus cher qu’on ne l’a soi-même payé – c’est le profit marchand. On peut aussi obtenir une part du surplus (la différence entre les coûts et le prix de vente) qui s’est créé quand on a produit un bien (avec l’aide de la pluie, du vent, de l’action du soleil, de la richesse qui se trouve enfouie dans le sol). Vis-à-vis du partage du surplus, chacun se situe, on l’a vu, à sa manière : 1) comme celui qui contribue à la production en apportant son travail, 2) comme celui qui organise la production, trouve son financement, super- vise le travail : l’industriel ou « entrepreneur », 3) comme celui qui avance l’argent, les matériaux nécessaires : l’investisseur ou « capitaliste ».

La grande masse est constituée de salariés qui obtiennent leurs revenus en se faisant rémunérer pour leur temps de travail : ils reçoivent tant pour travailler tant de temps. Les salariés doivent dépenser pour assurer leur subsistance, celle de leur famille, et vivre dans un certain confort. Comme ils sont nombreux, leur consommation détermine en grande partie la consommation globale.
Le développement technologique permet de remplacer le travail du salarié par celui de la machine. La pénibilité du travail, l’éventualité d’un gain supplémentaire encouragent le transfert du travail de l’homme au travail de la machine. L’augmentation de la productivité, c’est l’exploitation du temps que passe la machine à nous remplacer sans qu’il faille pour autant la rémunérer, elle. La machine coûte ce que coûte son entretien et le prix de son remplacement, qui sont moindres que ceux que réclame un salarié. Les coûts de production peuvent donc baisser. Si le bien produit est vendu au même prix qu’avant que le coût de sa production ait baissé, la part du surplus augmente ; si le prix baisse, le consommateur paiera le même bien moins cher. Le gain obtenu du fait du remplacement d’un être humain par une machine n’est pas pour autant redistribué à ceux qui continuent de travailler. Quant à ceux qui ont été libérés du travail parce qu’une machine les a remplacés, ils n’en bénéficient pas non plus. Soit le gain de productivité a permis de faire baisser le prix du bien ou du service produit, soit ce gain a été partagé entre eux par les investisseurs et les dirigeants d’entreprise ; mais ni les salariés ni les victimes du chômage technique provoqué par le progrès de l’automation n’ont eu voix au chapitre.

Séparer travail et revenus permet d’envisager les choses dans la perspective de l’An 2000 tel qu’on l’imaginait vers les années cinquante : où le travail, devenu rare dans un monde où la productivité croît par l’automation, n’est nullement une malédiction, mais, au contraire, une bénédiction. Cela dit, si le travail apparaît aujourd’hui comme une denrée rare, n’est-ce pas surtout parce que l’on ne vise, dans le meilleur des cas, qu’à ralentir ou interrompre la destruction massive de l’environnement entreprise à l’avènement de la révolution industrielle, sans jamais songer à le reconstituer vrai- ment ? Le restaurer dans un état d’équilibre optimal entre lui et nous, qui sommes l’une de ses composantes, requerrait un effort considérable qui nous occuperait à temps plein pour des dizaines d’années au moins !

Voilà qui nous astreint maintenant à un choix : continuer comme avant de lier les revenus au travail pour la vaste majorité de la population, ou dissocier les deux – instaurer un système où les revenus proviendraient d’une autre source que le travail, ou garantir au moins à chacun des revenus assurant une vie décente, indépendamment du travail effectué, et laisser au travail le soin de procurer des revenus supplémentaires, ceux qui pourvoiront, par exemple, aux débours superfétatoires, aux dépenses de luxe.

Dans un monde où le travail devient une denrée rare, faire le premier choix, celui du travail comme source de revenus, oblige à mettre à nouveau le plein emploi au centre des préoccupations tout en diminuant la quantité de travail effectué par chacun pour tenir compte de sa raréfaction. Cela ne pourra se faire sans remettre en question la manière dont sont aujourd’hui redistribués les revenus entre un capital hautement rémunéré et un travail qui ne l’est, lui, que faiblement. Revenir à Keynes et à sa définition du plein emploi comme point- pivot obligerait donc à casser la mécanique qui génère une inexorable concentration du patrimoine, ainsi qu’à dégripper une économie bloquée par une concentration de la richesse devenue si excessive que toute relance durable se révèle proprement impossible. Il ne suffirait donc pas d’empêcher toute concentration future, en recourant par exemple à des mesures fiscales, mais aussi découvrir le moyen de redistribuer les cartes pour qu’augmente considérablement la probabilité que les ressources nécessaires à la production et à la consommation se trouvent à l’endroit où elles doivent être mobilisées. Difficile d’imaginer comment cela pourrait se faire sans que l’on repense de manière radicale le cadre dans lequel se définit la propriété privée, et c’est pourquoi j’ai tenu à jeter les bases d’une discussion sur les rapports ambigus de domination des hommes sur les choses et des choses sur les hommes que nous couvrons des termes inanalysés de « propriété privée ».

Le second choix, que l’on qualifie en général – selon la formule qui aura été retenue – de « revenu minimum garanti » ou de « revenu minimum universel », oblige, lui, à dégager les sommes qui seront distribuées. Celles- ci devront nécessairement être perçues sur de la richesse créée, et, là encore, on imagine mal comment la chose serait possible dans le contexte actuel d’une rémunération préférentielle du capital associée à une hyper-concentration du patrimoine.

Dans l’un ou l’autre cas, donc – revenus continuant d’être liés au travail pour la majorité de la population ou revenus totalement ou partiellement déconnectés du travail –, il faudra porter remède à la concentration du patrimoine et au mécanisme qui la produit inéluctablement. Le défi n’est pas mince : un changement de civilisation. Rien de moins.

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