LE BLEU DU CIEL DE FUKUSHIMA, par Vincent Teixeira

Billet invité

Devant le monde entier, alors même que chaque jour apporte un peu plus les preuves éclatantes de l’impéritie de Tepco et les évidences d’un désastre tout à fait incontrôlé, dont la suite demeure suspendue à l’inconnu le plus angoissant, le premier ministre japonais Abe a conclu son idyllique discours de Buenos Aires (évoqué par François Leclerc dans « Fukushima, mon amour ») par une évocation d’un enchantement aussi inouï que lénifiant : « sous le ciel bleu de Fukushima, les enfants jouent au football. » Abe in Wonderland ! Certes, replacé dans son contexte japonais, un tel discours surprend sans doute un peu moins qu’aux yeux de la planète entière, tant le déni des réalités y est quotidiennement orchestré par les autorités et les médias, sans parler du fait que l’évocation doucereuse des enfants, souvent adorés comme des « petits dieux », touche immédiatement son but en exacerbant les émotions et les pulsions affectives.

Sans doute pense-t-il tourner ainsi la page ou sauver les apparences ? et au-delà de la rhétorique pateline, en matière de communication, mission accomplie, frisant même le discours de propagande. Sauf qu’à l’ère du Web, malgré tous les maquillages et manigances de transparence (trompeuse), il est devenu de plus en plus difficile de travestir les faits de manière aussi éhontée. Ainsi, après cette cynique mascarade, il n’est pas étonnant que Le Canard enchaîné, et d’autres s’en donnent à cœur joie.

D’autant qu’Abe et son gouvernement semblent davantage préoccupés par les JO de Tokyo et les cours de la Bourse que par les sinistrés de la région du nord-est, qu’ils ont largement abandonnés, tout en brandissant le respect (à défaut d’une attention active) qu’on leur doit. Mais selon certains, ces JO vont encourager ces populations… Au-delà du cynisme et du vide de tels discours, on se demande bien comment concrètement, d’autant qu’au lendemain même de l’élection olympique, le parquet de Tokyo a décidé de ne pas donner suite à une plainte d’habitants de la préfecture de Fukushima, qui voulaient poursuivre devant la justice les dirigeants de la centrale accidentée et le gouvernement japonais de l’époque pour négligence. Pour l’heure, comme pour la politique économique baptisée Abenomics, portés par un sentiment, ou plutôt une illusion d’euphorie, les médias préfèrent célébrer les JO, rassurer et encourager la population par l’exaltation collective de bons sentiments, l’auto-congratulation et l’auto-célébration des vertus de la culture japonaise (accueil, qualités des services, sécurité, etc.), certes indéniables, mais désormais attachées à une terrible épée de Damoclès.

Assurément, au-delà des clichés, s’agissant de surmonter le pire, comme les tracas de la vie quotidienne, hédonisme aidant, les Japonais peuvent à maints égards forcer l’admiration ; mais si l’euphorie ou même la volonté d’aller de l’avant, malgré les désastres, sacrifie la lucidité à l’ivresse d’un paradis de pacotille, on peut s’inquiéter – même s’il est évident qu’une grande masse silencieuse n’est nullement illusionnée. Certes, pour le Japon d’aujourd’hui, il ne s’agit pas de renaître de ses cendres, comme il le fit après-guerre, mais il s’agit en priorité de faire face à un terrible désastre, dont les conséquences pourraient être encore pires qu’elles ne le sont à présent – catastrophe ajoutée aux cruciaux problèmes démographique et sociaux – plutôt que de se griser de poudre aux yeux et d’une illusion de bonheur, incarnée par ce nouvel opium du peuple que constituent désormais les grandes manifestations sportives planétaires, agissant comme un baume adoucissant aux misères quotidiennes et un endormissement des consciences.

Sur le front de Fukushima, le traitement et pompage des eaux, qui tient désormais davantage des manœuvres des Shadoks ou des Danaïdes, n’est rien comparé au prochain défi que l’opérateur japonais s’apprête à initier à partir de novembre prochain : une opération (inédite) de tous les dangers (véritable risque d’une réaction en chaîne, et donc d’une possible explosion nucléaire), visant à extraire le combustible irradié de la piscine du réacteur numéro 4. Quand on connaît la fiabilité de la gestion du désastre par Tepco et que l’on sait que cette fameuse piscine, prête à s’effondrer à tout moment, contient 14.000 fois la quantité de césium 137 de la bombe d’Hiroshima, il y a de quoi trembler…

Faut-il encore rappeler à un gouvernement en collusion avec les grandes entreprises (comme Tepco) et les médias, le constat fait par le scientifique Kiyoshi Kurokawa, parlant d’un « désastre made in Japan », pour que ces hiérarques prennent véritablement leurs responsabilités et le destin du pays en main ? Mais aujourd’hui, tout se passe comme si les Japonais eux-mêmes, les premiers, du moins leurs dirigeants, au-delà des discours officiels, n’avaient « rien vu à Hiroshima », n’avaient rien retenu du traumatisme de ce trou noir. Et dans un texte intitulé « Où est notre avenir ? » (paru en français dans la revue Ebisu. Études japonaises, n° 47, printemps-été 2012), le philosophe Osamu Nishitani ne craint pas de dire que le Japon apparaît véritablement comme « le cobaye de la civilisation de l’atome », laquelle, depuis ses funestes origines, laisse toujours envisager la menace des pires ravages.

Pour l’heure, il faut vivre, dans l’anxiété et la peur, avec la menace de nouveaux tremblements dévastateurs et du chaos qui pourrait s’ensuivre. Survivre au jour le jour, avec la menace de ce désastre nucléaire, de cette « demi-vie » dont Michaël Ferrier a décrit le « mode d’emploi » (dans son Fukushima, récit d’un désastre), demi-vie désignant le cycle de désintégration des déchets radioactifs, mais aussi l’incertitude qui règne, entretenue par les politiques, une existence en état d’alerte et d’urgence permanent, comme une planification de notre survie… Une forme d’incarcération et soumission mortifère aux désastres de la société industrielle de masse. Et même si le Japon, tel un phénix, a dans son histoire montré à plusieurs reprises, et de manière spectaculaire, à quel point il pouvait renaître et se métamorphoser, les perspectives d’espoir semblent aujourd’hui bien assombries. À présent, au-delà de la diversion olympique, quels gages d’espoir viennent démentir les inquiétudes et le cauchemar figuré par la monumentale fresque de Tarô Okamoto, qui trône dans l’immense et trépidante gare de Shibuya, et devant laquelle passent des millions de Tokyoïtes ? Fresque qui est intitulée Le Mythe de demain (1969) et représente une gigantesque explosion nucléaire. Quelles actions se dessinent aussi afin que le monde ne soit plus une vaste poubelle, et pour éviter que l’humanité ne s’enlise et ne s’abîme davantage encore dans l’inconscience de la production industrielle, en ayant le courage de regarder en face son destin ? À moins de persister dans le déni de réalité et, tenant les humains pour superflus, poursuivre, en toute irresponsabilité, en dépit des évidences et risques technologiques connus de tous, la même Apocalypse joyeuse ?

« Sous le ciel bleu de Fukushima… » À la fin du Bleu du ciel, baignée d’une lumière crépusculaire et du pressentiment d’une autre catastrophe face à une réalité démente, Georges Bataille écrivait : « Hallucinés par des champs illimités où, un jour, ils s’avanceraient, riant au soleil : ils laisseraient derrière eux les agonisants et les morts. » Malgré un avenir de plus en plus spectral, et un présent écrasé par les menaces d’effondrement, espérons que l’on puisse encore influer, d’une manière ou d’une autre, sur l’avenir, et avancer au soleil, sans essaimer des cadavres ou momies vivantes.

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