ATLANTICO.fr, Ce qui a été fait, ce qui reste toxique : le vrai bilan de la régulation financière depuis 2008

Ce qui a été fait, ce qui reste toxique : le vrai bilan de la régulation financière depuis 2008

Atlantico : 5 ans après le début de la chute de Lehman Brothers, la question du contrôle et de l’encadrement de l’industrie financière fait toujours débat. Si l’on devait aujourd’hui faire le bilan en la matière, quel serait-il selon vous ?

Paul Jorion : Il faudrait commencer par préciser qu’au début de cette crise, la réaction initiale a été vigoureuse à l’écroulement des structures financières à partir de l’automne 2008. Plusieurs commissions, en particulier aux Etats-Unis, ont ainsi été mises en place pour tenter de « prendre le taureau par les cornes » et diminuer la fragilité du système financier tel qu’il s’était spontanément construit.  L’Europe à l’inverse a réagi de manière bien plus molle en se contentant de se mettre à la remorque de l’exemple américain, autrement dit d’attendre et de voir ce qui se faisait ailleurs, et ceci assez logiquement vu le poids du dollar par rapport à celui de l’euro au sein du système économique global. Cela étant dit, les interlocuteurs de l’industrie financière ont conservé à l’époque un pouvoir de négociation considérable en dépit des erreurs qu’ils avaient commises et dont la catastrophe était le témoignage vivant. Elle a ainsi pu empêcher, par des efforts de lobbying, la mise en application de la plupart des mesures visant à changer les règles du jeu financier, restant convaincue que la forme du système telle qu’elle existait avant la crise restait souhaitable pour les années à venir, ce qui de son point de vue égoïste était effectivement le cas. Ainsi, des mesures visant à empêcher que ne se reproduise un effondrement tel celui de l’automne 2008 sur le marché des capitaux à court terme, ont été rejetées en juin 2012 par les intervenants sur ces marchés, laissant ouverte la possibilité qu’un tel désastre se reproduise. Un autre fait important à prendre en compte est le caractère non régulé d’une grande partie de l’industrie financière, permettant que des activités découragées dans la partie du secteur qui est régulé se déplacent vers celui qui ne l’est pas, le risque systémique global demeurant du coup inchangé.

Si une bonne partie des banques américaines ont retrouvé ou dépassé leurs niveaux d’avant-crise, les risques sur l’industrie n’ont pas disparu. Quels sont selon vous les principaux dangers qui pèsent actuellement sur le système ?

Paul Jorion : La fragilité du système financier demeure la même qu’au moment du déclenchement de la crise. Un des exemples les plus révélateurs est le cas des établissements « too big to fail » (trop gros pour faire défaut en raison du risque qu’ils créent pour l’ensemble du système, NDLR). Il était clair dès l’automne 2008 que la seule solution pour résoudre ce problème était de démanteler les entreprises dont la faillite éventuelle entraînerait l’ensemble du marché à sa suite, pour constituer des structures plus petites ne représentant pas elles un risque systémique. Les mesures que l’on évoque actuellement sont bien plus timides : on exige au niveau de Bâle III que les banques systémiques constituent des réserves en fonds propres supérieures de 2.5% à celles des autres établissements, ce qui est bien entendu ridicule puisque l’on parle de banques susceptibles d’entraîner l’ensemble du système financier dans leur chute.

Ce manque d’ambition est coupable dans un contexte où l’industrie financière est aujourd’hui si fragile que la moindre alerte réveille le spectre d’un nouvel effondrement. On l’a vu notamment au mois de juin dernier lorsque M. Bernanke, gouverneur de la Federal Reserve américaine, a annoncé qu’il pourrait rrestreindre sa politique d’injection monétaire (4 milliards de dollars/jour). Aussitôt les marchés obligataires et les bourses se sont effondrés un peu partout sur la planète, en particulier sur les grandes places des pays émergents. Autre exemple très récent : la situation du Portugal qui se rapproche à grand pas de la situation grecque, nouvelle qui devrait bouleverser les marchés dans les prochains jours.

Quels efforts vous apparaissent comme les plus salutaires en la matière ?

Paul Jorion : En priorité, il m’apparaît essentiel d’interdire la spéculation proprement dite, c’est-à-dire les paris à la hausse ou à la baisse sur le prix des produits financiers. Cette pratique était proscrite en France jusqu’en 1885, et dans la majeure partie du monde jusqu’à la fin du XIXe siècle. L’impact de ce changement est passé relativement inaperçu à l’époque coloniale, où l’exploitation massive des ressources du tiers-monde permettait de masquer la ponction de la spéculation sur l’économie globale. Tout cela est aujourd’hui révolu à une époque où la production des ressources (dont le pétrole) a dans beaucoup de cas atteint son pic, ce qui a conduit à la financiarisation : le poids aujourd’hui démesuré de la finance dans l’économie (40% du PIB global en 2006).

Le rôle des Banques Centrales, dont la responsabilité est allé croissante avec l’émergence des crises obligataires, doit-il être en conséquence revisité ?

Paul Jorion : On s’est effectivement mis à exiger des Banques Centrales qu’elles jouent un rôle de plus en plus politique avec l’émergence des crises budgétaires des États. Le principal adversaire de cette nouvelle donne a été M. Jens Weidmann, président de la Bundesbank, qui n’a cessé de critiquer le positionnement justement très politique de M. Draghi. Je suis d’accord avec lui que, dans l’intérêt du fonctionnement des institutions démocratiques, les décisions d’ordre politique continuent de relever des élus : les Banques Centrales peuvent occuper un certain champ d’action, en fixant le taux d’intérêt à court terme et en agissant sur les taux à long terme, ainsi qu’en tentant d’orienter les économies vers le plein emploi, comme c’est d’ailleurs explicitement le rôle de la Fed. Cependant il n’est pas forcément judicieux d’en demander toujours plus à des structures qui n’ont pas été pensées pour ce type d’action alors que c’est là le rôle des gouvernements et des parlements.

Peut-on par ailleurs imaginer une limitation du rôle de la finance dans certains secteurs de l’économie réelle ou s’agit-il d’une fausse bonne idée ?

Paul Jorion : Encore une fois, le meilleur moyen me semble celui de l’abrogation des lois qui autorisèrent la spéculation, puisqu’une telle action permettrait de rééquilibrer l’économie en y rappelant des ressources d’un montant considérable qui sont aujourd’hui détournées. Ceci dit, il faudra dans ce cas prendre des mesures particulières : si des sommes massives ne peuvent plus se placer sur le marché financier spéculatif, il est évident qu’elles risquent de s’investir massivement dans l’immobilier, ce qui pourrait provoquer des hausses de prix qui mettront une fois pour toutes l’achat d’un logement hors de portée pour les ménages de la classe moyenne.

Peut-on dire que l’on a aujourd’hui retenu la leçon de cette crise alors que des produits financiers bien plus risqués que les subprimes sont utilisés sur le marché à l’heure actuelle ?

Paul Jorion : Sur ce plan, on peut dire effectivement que la leçon n’a pas été retenue. La théorie économique dominante, celle qu’expriment les Prix Nobel d’économie, affirme que toute innovation en matière de produits financiers est nécessairement salutaire, puisqu’elle contribue à ce que l’on appelle la « complétude des marchés ». Or pour certains produits (comme les CDO), le risque est en réalité incalculable et contribue donc au risque systémique puisque les réserves constituées sont fantaisistes.

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