PROJET D’ARTICLE POUR « L’ENCYCLOPÉDIE AU XXIème SIÈCLE » – ARGENT, par Cédric Mas

Billet invité

« L’argent a divisé les hommes et séparé les frères »

Il est intéressant de distinguer la monnaie, notion économique désignant l’instrument d’échange, de valeur et de compte d’une communauté économique, de l’argent, qui désigne le même instrument, mais pris dans ses rapports avec les êtres humains, en tant qu’individus conscients et sociaux.

Plusieurs observations préalables : si la question de la définition et de l’étude de la monnaie occupe une place importante dans l’économie, la philosophie (depuis Aristote) et même la politique, la question de l’argent n’intéresse en général que les moralistes, les poètes (1), et certains romanciers (comme Zola).

Et pourtant, il est difficile de ne pas être frappé par cette absence d’études pour quelque chose qui existe matériellement, et qui suscite autant de réprobations que de désirs insatiables, mobile des pires crimes, et sujet des plus violentes diatribes (en général émanant de personnes n’en disposant pas en quantité suffisante – mais peut-on disposer de « suffisamment d’argent » ?).

On pourrait se limiter à critiquer l’argent, source d’envie, d’avarice, de cupidité, d’intempérance et de toutes les turpitudes dont les hommes dominés par les passions peuvent se rendre capables. Il est peu d’hommes de bonne volonté qui n’ont pas, à un moment ou à un autre, désiré la disparition de ce « satané argent », source de tant de maux et de souffrances. Pourtant, l’argent remplit auprès des hommes plusieurs fonctions essentielles pour qu’il puisse vivre en société.

L’argent est un pacificateur, un « convertisseur universel » neutre (2) : véhicule des transactions, il pacifie les rapports et les conflits en offrant aux hommes un moyen de résoudre les dommages commis ou subis, de compenser les pertes ou les fautes. Ce rôle de pacificateur est apparu en premier lieu avec la compensation de la prise d’une fille ou d’un fils, par le biais d’une dot constituée (par exemple de coquillages en Grèce antique – le coquillage étant la première forme matérielle connue de l’argent dans la période appelée des « proto-monnaies »). Ce rôle de pacificateur est permanent, surtout dans une société de spécialisation et de distribution des tâches au sein de la communauté, où l’argent permet des échanges et des rapports qui ne pourraient autrement être réglés que par la force brute. Si l’argent constitue trop souvent un mode de violence sociale seulement limitée et surtout « civilisée », cela tient moins à sa nature intrinsèques qu’aux inégalités de sa répartition et à l’injustice de ses modes d’accumulation.

L’argent est le moyen principal des échanges au sein d’une communauté : Roger-Pol Droit écrit ainsi : « Langue et monnaie sont les deux systèmes de circulation, d’information et de valeur au sein d’une communauté » (3). Il est intéressant de relever ainsi que la cohésion et l’identité d’une collectivité humaine se matérialisent par l’existence d’une monnaie et d’une langue communes, qui portent ensemble les symboles et les valeurs spécifiques à cette communauté quelle que soit sa forme politique ou historique.

L’argent est le moyen privilégié (mais non exclusif) de l’échange, de la relation, qu’il s’agisse du don (un don peut-il exister sans argent ?), du désir (voir l’entrée PROSTITUTION), de l’estime de soi et du respect des autres, et bien sûr du pouvoir ou de la violence.

L’argent est l’objet le plus facilement saisi par les passions humaines : loin d’être limité aux échanges ou de constituer l’un des étalons de la valeur, l’argent est aussi intimement lié à l’affect, qu’il s’agisse du sentiment d’identité collective mais aussi des tempêtes que doit traverser l’homme au cours de sa vie, de la période de construction de son moi jusqu’à l’approche de sa fin. Le lien entre argent et analité a été longuement étudié par les psychanalystes, la place de l’argent, et du désir de possession sans limite (parce que riche d’une infinité de possibilités), et surtout du désir de posséder le désir de l’autre, est majeure dans la lutte permanente et perdue d’avance que l’homme livre avec la mort.

Comme la religion (autre domaine où se déploient les passions humaines et leur cortège de chef d’oeuvres et de crimes), l’argent remplit un rôle majeur dans la tentative désespérée de l’homme d’échapper à son statut de mortel conscient. La puissance symbolique de l’argent est ainsi intimement liée à la peur de la mort et son « illusoire conjuration » (4).

En conclusion, l’argent paraît aujourd’hui inséparable de la nature de l’homme (mortel et conscient de l’être – animal social). Un homme seul sur une île déserte n’aura aucune attention pour l’argent, qui n’est désirable que sous le regard des autres.

L’argent est aussi le moyen privilégié d’expression des passions dérégulées de notre temps, mais si sa suppression paraît désirable, il n’est pas certain que le travail que chaque homme doit faire sur ses passions ne sera pas plus profitable à l’humanité.

L’argent est un instrument d’asservissement comme de liberté (5), selon que l’homme s’en fait un « ami » suivant l’injonction du Christ, ou un maître absolu, lié au regard et aux désirs des autres.

À ce stade, si la monnaie doit être profondément repensée en tant que bien commun, il n’apparaît pas inutile de travailler sur une meilleure éducation des enfants quant à leurs rapports avec leurs passions, leurs désirs, loin des excès opposés de la morale chrétienne et de l’individualisme sans entrave. Ce travail associé avec un changement de paradigme quant au rapport avec la mort, paraît être la seule clé de sortie de cette prison d’argent dans laquelle nous sommes tous enfermés.

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1 On relèvera par exemple qu’il n’y a qu’une entrée « monnaie » dans Wikipédia, « l’argent » étant exclusivement dédiée au métal éponyme.

2 Voir l’incontournable livre de Serge Viderman « De l’argent en psychanalyse et au-delà » PUF 1992 : « On dit que l’argent est fou, et qu’il pourrit tout ce qu’il touche. L’argent est surtout un échangeur universel, une abstraction, qui se plie au désir de ceux qui le manient (…). Il est aussi innocent que l’eau qui n’a pas de forme et qui peut prendre la force de toutes les choses concrètes possibles, toutes les sinuosités du vase où elle est versée » et « l’argent, par son rôle neutre de convertisseur universel occupe un rôle essentiel pour arrêter le cycle de la violence en dédommageant de la peine subie. ».

3 « Comment penser l’argent ? » Le Monde 1992.

4 Propos tirés du livre de Viderman précité.

5 « La vie des époques antérieures paraît davantage liée à des unités fermement délimitées, ce qui veut simplement dire que sa rythmique est bien marquée, cette rythmicité dissoute par les temps modernes en un continuum fractionnable à volonté. Au contraire, les contenus de l’existence tels qu’ils se laissent de plus en plus exprimer par l’argent, avec ce qu’il a d’absolument continu, de non rythmique, d’étranger à tout forme exactement circonscrite – sont divisés en de si minuscules parties, leurs totalités arrondies sont à un tel point brisées, que n’importe quel système, n’importe quel modelage peuvent en surgir. C’est ce qui fournit pour la première fois le matériau de l’individualisme moderne et de ses abondantes productions » cf. Georg Simmel, Philosophie de l’argent, Puf, 1987, p. 336 via http://www.revue-projet.com/articles/2003-3-la-valorisation-au-c-ur-de-l-echange/#noteno2

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