Deux économies ou une seule économie ? Un principe ou deux principes ?, par Dominique Temple

Billet invité

L’économie de réciprocité est une économie naturelle comme l’économie d’échange.

Les hommes comme le rappelle Aristote partout se sont réunis pour s’entraider mais ils ont observé ce phénomène singulier que l’entraide leur apportait un sentiment commun qu’ils ignoraient dans leur solitude et qu’ils apprécièrent d’autant plus qu’il s’accompagnait d’une raison qui lui donnait une forme : l’éthique. Celle-ci leur permettait de s’accomplir dans un autre domaine que celui de la vie, le domaine de l’esprit. L’éthique leur parut alors la motivation principale du vivre ensemble.

De l’actualisation de cette nouvelle puissance sont nés les sciences et les arts, et les biens d’un autre ordre que ceux pour lesquels les hommes s’étaient initialement secourus.

Les biens créés au nom de l’éthique s’ajoutèrent aux biens nécessaires à la vie. Les biens sont donc de deux sortes : ceux qui satisfont les besoins et qui sont créés dans le cadre de la réciprocité, et les biens créés à partir du sujet humain qui résulte de la réciprocité – le sujet non plus biologique mais la conscience qui se substitue au sujet biologique et qui semble par rapport à lui libre, souverain – autrement dit les biens qui correspondent au désir du bonheur (eudemonia).

Dans toutes les communautés du monde, l’économie politique s’est développée sur la base de la réciprocité qui intéressait toutes les relations primitives (ce que l’anthropologie désigne sous le nom de prestations totales) et qui instituait chacun comme sujet humain. On peut appeler  les deux  structures qui réalisent concrètement la réciprocité en empruntant à Lévi-Strauss, structures binaire et ternaire car leurs noms traditionnels, l’alliance et la filiation, restent prisonniers des référents auxquels le langage de parenté renvoie.

Entre producteurs naît l’économie, de la maisonnée d’abord (oikos), de la cité ensuite (polis) ; dans la première tout est produit et consommé en commun en fonction des besoins, dans la seconde, les biens sont rendus équivalents par la norme du partage (métadosis). Le travail de l’un ne peut être dit égal au travail de l’autre pour autant que chacun participe sans entrave à la genèse du bien commun, ce qui est la raison de la démocratie. Entre producteurs naît donc l’économie de marché (le marché de réciprocité).

Aristote soutient que les citoyens se sont néanmoins aperçus qu’il ne suffisait pas de se rassembler pour constituer une cité d’hommes libres et heureux, une société politique, mais qu’ils devaient toujours respecter le principe de leur accession à la dignité d’être humain. Il le rappelle dès le commencement de son économie politique. Il précise aussi que si tout être tend vers son idéal naturellement, la communauté née selon le principe de réciprocité, qui engendre donc le bien commun, est la condition de l’épanouissement  de chacun, du charpentier, du médecin et du musicien (l’autarcie). Cette activité bien que dictée par un sentiment commun fonde la singularité de chacun. Il précise donc que  nul ne peut mesurer la perfection de l’activité de chacun car le sentiment de nature éthique (arétê) que l’on éprouve dans l’œuvre destinée au bien commun est de nature affective et donc incommensurable. La propriété de chacun  sur son œuvre est “sacrée et inviolable”, comme on dira plus tard, mais à la condition que son ayant droit se définisse lui-même par son appartenance à la relation de réciprocité qui l’a institué comme sujet et l’a défini par son statut. Ainsi la propriété est-elle à son tour fondamentalement relative à autrui et ne peut être justifiée à titre individuel, familial, villageois, etc. que par sa fonction sociale. Autrement dit, le droit d’autrui est aussi constitutif que le droit de chacun pour définir toute propriété (dans les termes de Marcel Mauss l’obligation de donner, recevoir et rendre).

Il existe donc une économie de réciprocité que l’on peut reconnaître au fait que les biens sont distribués soit de façon gratuite (la “communion” des origines, comme le don du mil chez différents peuples africains) soit grâce au marché direct des producteurs entre eux et aux équivalences dictées par les normes du partage (comme on peut aujourd’hui l’observer sur d’innombrables marchés populaires ou encore dans l’économie sociale). Polanyi, il y a quelques années, révélait que dans l’Antiquité et plus récemment dans les empires précolombiens et africains, même les marchés à longue distance tendaient à se structurer sur le principe de réciprocité[1].

Aristote dit que les peuples qui ne savent pas instituer la réciprocité entre citoyens comme entre leurs familles ou lignages peuvent avoir recours à une autre relation que l’on traduit soit par troc soit par échange (allage) pour dire qu’elle est motivée par l’intérêt des uns et des autres.

L’échange selon Aristote est donc aussi un principe puisque selon lui les peuples barbares y auraient recours de façon naturelle. Mais l’échange a été également institué au sein du marché de réciprocité, c’est-à-dire non pas pour suppléer celui-ci à ses limites mais pour multiplier son efficacité. Platon déjà décrivait cette implication. Les producteurs ne peuvent être à la fois dans leur champ et sur le marché, disait-il. Ils emploient les services de ceux qui ne savent exercer d’autres fonctions (Platon n’est pas tendre à leur égard) pour assurer les transactions en leur nom. Ce sont les petits commerçants (kapeliké) qui n’ont donc pour rôle que de changer une chose pour une autre (metabletiké) pour le compte des intéressés. Il existe donc un échange totalement prisonnier de la réciprocité (embedded comme dira Polanyi) que l’on peut appeler échange de réciprocité tel que les prix sont définis par les équivalences de réciprocité, de sorte que l’on peut dire que les prix sont proportionnels au statut de chacun. Mais il ne s’agit pas d’économie de troc ni d’économie d’échange proprement dite et encore moins d’économie de libre-échange ou capitaliste.

La naissance de l’économie de libre-échange se perd également dans la nuit des temps et déjà Homère met dans la bouche d’Ulysse tout le mépris qu’elle lui inspire[2]. Aristote nous décrit comment elle s’est développée dans l’orbe de la Méditerranée : pour l’essentiel ce fut grâce au commerce lointain entre cités où les équivalences de réciprocité étaient différentes. Les commerçants purent spéculer sur ces différences. Ils considérèrent les profits de ces spéculations comme n’appartenant à personne d’autre qu’eux-mêmes. Leur exclusion du statut de citoyen et donc de toute obligation de réciprocité les justifiait de fonder leur survie et leur richesse sur l’accroissement de leurs profits. De là est née l’illusion que l’échange pouvait être la source de la richesse car c’est bien de l’échange hors de toute obligation de réciprocité que le commerçant voyait se produire l’accumulation de monnaie. Cet enrichissement semble ne provenir en effet que de la différence que le commerçant peut maximiser entre l’achat et la vente hors de l’emprise des obligations de réciprocité : le marché de libre-échange se constitue hors norme, et en concurrence du marché de réciprocité (on peut observer cette concurrence sur les marchés locaux et populaires du Tiers-monde actuellement). Dans le marché de l’échange, les prix ne représentent plus les équivalences de réciprocité mais le rapport de force entre l’achat et la vente, déterminé par la seule justification du profit de l’intermédiaire. Où il n’y a pas de profit, l’échange n’a pas lieu. (Soit dit en passant la baisse tendancielle du taux de profit bute sur un point d’arrêt qui peut être dit le “profit minimum” sans lequel il n’y aurait dans un système capitaliste pas d’échange).

Passons sur les péripéties de l’histoire : lorsque l’échange pourra se libérer de l’emprise de la réciprocité au sein même de la cité, l’économie de profit se généralisera mais pour que les citoyens puissent créer entre eux les différences d’équivalence qui permettent d’ordonner toutes les prestations au profit, il faut qu’ils se convertissent eux-mêmes en rivaux ou concurrents. Pour que les citoyens se convertissent en rivaux qui spéculent sur une différence de prix qui leur permette d’accumuler de la richesse, il faudra que s’instaure entre eux un rapport de force particulier : le rapport de force en question est institué par la privatisation de la propriété. La privatisation de la propriété signifie la rupture de la réciprocité (par la forclusion de la fonction sociale de la propriété). La confiscation des moyens de production qui réduit le travail libre au travail salarié assurera l’accumulation sans limite du profit comme nouvelle dynamique du pouvoir des uns sur les autres.

Dans le système de réciprocité, la propriété est relative à autrui puisque ordonnée à la production qui s’adresse à autrui. Autrement dit elle est indissociable de la fonction sociale qui constitue son « domaine », domaine qui peut être individuel, familial, villageois, etc., mais elle est inaliénable de la responsabilité de cette fonction sociale. C’est ce domaine qui donnera lieu dans les systèmes de réciprocité inégale non démocratique – oligarchique, aristocratique, monarchique, despotique, aux castes, et entre elles à des rapports de force qui dans notre histoire trouva son paroxysme avec le régime féodal, aboli par la Révolution.

Où se situe l’ambiguïté qui permet de passer de la propriété proprement dite à la “propriété privée” ? Comme pour la monnaie, qui à l’origine sert d’équivalent de réciprocité, puis de mesure entre les prix lorsque l’“échange de réciprocité” permet le glissement de l’“équivalence de réciprocité” au “libre-échange”, le moyen qui permet cette conversion est une identité de fonction dans les deux systèmes. La relation de réciprocité anthropologique ou “primordiale”, crée le sujet en chacun des membres de la communauté, qui devient manifeste dès lors que l’un de ces membres prend la parole en son nom ou au nom de la Loi. Cette dignité de sujet acquiert dans la réciprocité de marché (la réciprocité ternaire généralisée, la “fraternité” selon la Déclaration des Droits) une souveraineté nouvelle due à l’individuation du sujet, dont témoigne le sentiment de responsabilité vis-à-vis d’autrui et le sentiment de justice (cf. réciprocité ternaire). C’est cette dignité qu’analyse Aristote lorsqu’il traite de la justice, car c’est bien dans le marché qui ordonne l’échange à la réciprocité que chaque citoyen est à même de soumettre l’égalité des biens échangés à l’égalité de statut dans la réciprocité. Mais l’individuation du sujet est la manifestation d’une liberté qui, elle, peut se confondre avec la liberté individuelle qu’acquiert tout individu qui rompt toute relation de réciprocité avec autrui : où est la frontière ? Comme la monnaie pour les deux systèmes, la liberté paraît identique. Du moins la différence est invisible car elle procède dans les deux cas de l’individu. Il faut pourtant ici distinguer individuation du sujet et individualisme.

Lors de la Révolution, la propriété, toujours définie de la même façon depuis la Grèce antique, est déclarée droit universel, et la Constitution précise qu’il ne s’agit plus de la subordonner à aucun autre domaine que celui de l’État parce que l’État est désormais le seul garant du bonheur du peuple (article premier de la Constitution de 93). L’abolition des privilèges ne signifie pas me semble-t-il l’abolition de la réciprocité mais au contraire sa généralisation par l’abolition de l’inégalité des statuts. On peut dire qu’elle universalise la réciprocité en en faisant un principe qu’elle nomme : la fraternité.

D’après l’étude de Bartolomé Clavero[3] le premier texte où apparaît la notion de propriété privée est de 1796. Il dit explicitement que “privé” signifie le pouvoir de l’individu de disposer de son bien comme il l’entend y compris d’en abuser. Ici se rompt la relation entre échange et réciprocité. L’“abus” est en effet le contraire de la “fonction sociale”. Il est le propre de la privatisation. Il signifie l’expropriation de l’autre dans la part qu’il avait dans la définition de la propriété, du droit de l’autre donc, (de l’“obligation” en termes maussiens).

Confondre la propriété avec la propriété privée me semble prolonger la confusion entre l’échange et la réciprocité (peut-être à cause de l’échange de réciprocité), entre la valeur (arétê)  et le prix (peut-être parce que les prix pratiqués dans l’échange de réciprocité sont conformes aux équivalents de réciprocité), entre le travail avec la force de travail, et introduire la confusion entre la monnaie de réciprocité (le bancor par exemple) avec la monnaie d’échange (le dollar) (peut-être à cause de leur commune fonction de monnaie de référence), mais dans tous les cas la confusion conforte cette stratégie de la bourgeoisie d’imposer l’idée qu’il n’existe qu’une économie réelle (l’économie d’échange) et en conséquence qu’il convient de respecter ses phases de développement, et obéir à ses contraintes comme à des lois universelles.

Lorsque la réciprocité est rompue, le “sentiment commun” n’est pas seulement aliéné, il est détruit. Le prix des choses se mesure dès lors au rapport de forces entre elles en fonction de l’intérêt de chacun. Et lorsque les rapports de force du “pouvoir nu” triomphent avec le libre-échange, les rapports de force entre statuts sont subsumés comme dit Marx.

Ce que dans un système d’échange on appelle réciprocité n’est plus que réciprocité formelle, la représentation objective du mouvement des biens vice-versa sans pour autant engager les sujets dans la relativisation de leurs intérêts, une réciprocité entre des actualisations de ces intérêts qui assure leur symétrie et leur équilibre, et non plus leur métamorphose au bénéfice d’un sentiment commun (réciprocité anthropologique). La “règle de réciprocité” peut alors intéresser les échanges et pas seulement les dons, pour garantir leur égalité afin d’éviter qu’ils ne se relaient par l’affrontement meurtrier lorsqu’ils sont inégaux : l’échange réciproque de Lévi-Strauss. L’“échange réciproque” s’oppose néanmoins au “don réciproque” (le don maussien, la réciprocité de bienveillances), et à l’“échange de réciprocité” aristotélicien.

L’économie capitaliste obéit à des lois naturelles, et donc va à ses limites de façon logique, mais si l’homme accepte qu’il en soit ainsi comment pourrait-il enrayer la catastrophe finale ? S’il désire contrôler cette économie de libre-échange, au nom de quelle autorité peut-il intervenir sinon à partir d’un accord commun ? Mais comment pourrait-il arriver à un accord commun à partir de la singularité de l’idéal de chacun si celui-ci est souverain, autonome, absolu et individuel ? Les éthiques chrétiennes (ou dérivées du christianisme), islamiques ou autres ne me semblent pas avoir la moindre chance de résister au libéralisme économique pur et dur  car celui-ci s’est libéré depuis longtemps du contrôle des “valeurs éthiques” constituées, et des imaginaires des uns et des autres en lesquels elles se représentent, et l’on ne voit pas comment cette évolution pourrait s’inverser. Aucune référence éthique constituée ne peut aujourd’hui s’imposer à l’échelle mondiale. L’échange dans le système capitaliste donne à l’individu une totale autonomie vis-à-vis de toute réciprocité, anthropologique comme formelle, une liberté aveugle vis-à-vis de l’éthique comme vis-à-vis de la Loi. L’économie capitaliste s’est désencastrée de l’État, ou a fait main basse sur lui.

Faut-il pour autant faire l’impasse sur la valeur (arétê) et ne s’en référer qu’au prix qui mesure des rapports de force ?  Si c’était le cas il serait sans doute impossible de prévoir une alternative au système capitaliste, les autres rapports de force que ceux de la puissance monétaire que l’on pourrait invoquer risquant d’être pires.

Ne faut-il pas en appeler à un sentiment éthique souverain mais commun ? Et ce sentiment commun  (philia ou charis = arétê) n’est-il pas engendré, au dire du philosophe auquel les témoins ici cités font référence, par la réciprocité (de bienveillances) ? Ce sentiment commun, puisque nous savons qu’il est le fruit, le produit de cette matrice très précise, que tout le monde connaît depuis les origines sous le nom de l’Alliance (la réciprocité binaire), et celui de la Filiation (la réciprocité ternaire), pourquoi ne le produirait-on pas immédiatement et partout hors de toute emprise de l’imaginaire, non plus de façon empirique seulement mais selon la raison ? Ne serait-ce pas reconnaître à la valeur sa matrice universelle, à la monnaie sa fonction normative, et au Droit son fondement anthropologique ?


[1] Karl Polanyi, «Trade and Market in the Early Empires», Economies in History and Theory. Traduction française : Les systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie; en collaboration avec C.Arensberg et H. Pearson (dir), trad. de Claude Rivière et Anne Rivière. Édition : Larousse, 1975. Collection : Sciences humaines et sociales. Série anthropologie.

[3] CLAVERO, Bartolomé. “Les Domaines de la Propriété, 1789-1814 : Propiedades y Propiedad en el Laboratorio Revolucionario”. Estratto dal volume Quaderni Fiorentini Per la Storia del Pensiero Giuridico Moderno 27 (1998) Milano-Dott, A Giuffré Editore. Pag. 268-378.

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