Procès Kerviel : le sursaut possible de la démocratie européenne, par Pierre Sarton du Jonchay

Billet invité

Dans son appel à un sursaut de fierté de la magistrature dans l’affaire Kerviel, Paul Jorion décortique le déni de justice dans lequel le gouvernement de la République Française engage le citoyen français. La réalité financière des marchés globalisés, de la banque dérégulée et des privilèges fiscaux d’extra-territorialité sont placés au-dessus de l’exigence de justice qui est la condition d’un vivre ensemble civilisé.

Réalité financière de la justice

Afin de masquer l’élimination du bien commun de la démocratie dans la globalisation libérale, la puissance publique française impute au seul Jérôme Kerviel la cause de la perte de 4,9 milliards d’euro de la Société Générale. Le régime économique est exempté de tout vice qui a permis à un seul trader d’engager 50 milliards d’actifs et à quelques entreprises de spéculation de fabriquer des instruments pour prélever depuis 2008 plusieurs milliers de milliards de dollars sur la richesse mondiale.

L’énormité des sommes en jeu dans la malversation du courtier de la Société Générale suffit à démontrer que la responsabilité de la catastrophe incombe à plusieurs personnes emportées par le système qu’elles ont délibérément et complaisamment construit. Toute une élite intellectuelle, économique, politique et cosmopolite s’est plu à considérer que la finance et la monnaie n’ont rien à voir avec la justice et avec la finalité humaine de l’économie.

Un principe fondamental de l’État de droit de la France depuis le moyen âge est que l’impôt finance la justice. Le pouvoir politique a le droit de lever l’impôt et de frapper monnaie à la condition de garantir la justice dans les transactions. Au point où elle en est rendue, l’affaire Kerviel pose la question de la réalité des obligations de justice du système financier et de la réalité des obligations de régulation financière de l’État de droit.

La France applique comme tous les pays de droit, un principe de réalisme fiscal. La finalité d’application du droit est la justice égale pour tous. L’égalité des droits est la réalisation économique de la justice. La fiscalisation des richesses par le gouvernement de la loi commune réalise la justice dans l’économie du travail et de la production. La décision du pouvoir judiciaire dans l’affaire Kerviel coûte 1,69 milliard d’impôts pour le moment non payés par la Société Générale.

Financement de la loi du crédit par la fiscalité

Par le principe juridique du réalisme fiscal, tout règlement transactionnel où l’État prélève sa quote-part fiscale a un objet réel et juste. Objet réel : aucun impôt ne peut être réglé sur un objet qui n’existe pas ou qui ne soit pas un bien positif pour au moins une personne. Objet juste : l’impôt prélevé sur un prix vient atténuer l’insuffisance de bien que la loi égale pour tous attribue à un objet entre les mains d’un bénéficiaire identifié ; autrement dit, l’impôt prélevé au nom de la collectivité finance la réparation du bien commun que le prix injuste d’un bien particulier a pu léser.

La Société Générale a pu déduire de son résultat imposable les pertes financières de Jérôme Kerviel dans la mesure où la banque a respecté la loi et les intérêts de la collectivité française. L’État de droit et de justice conditionne la solvabilité et la liquidité de toute activité de banque. De fait si la justice n’est pas la finalité du droit, les citoyens n’ont plus de motif de respecter la loi ; alors le crédit n’a plus de fondement. Si la justice est la finalité du droit, alors l’État de droit peut revendiquer une partie des bénéfices bancaires du crédit pour financer la justice entre les citoyens.

Si Kerviel a simplement pris sa part dans les infractions caractérisées de son employeur, la perte de 5 milliards de la Société Générale s’impute exclusivement sur les actionnaires et pas sur le prix fiscal du droit français ; prix fiscal que la banque doit régler sur ses bénéfices réels pour avoir le droit de travailler en France où dans tout autre pays où l’application de la loi fonde le crédit.

Sur le plan de la réalité, la position actuelle de la Justice française et du fisc français consiste à attribuer toute la responsabilité du sinistre financier à Kerviel. La loi française est jugée de fait insuffisante pour avoir empêché Kerviel de jouer avec l’argent des déposants et des créanciers de la Société Générale ; c’est donc la collectivité française qui doit renoncer à sa quote-part des bénéfices non réalisées. Les actionnaires et les dirigeants de la Société Générale sont blanchis : ils ont officiellement fait tout ce qu’ils devaient faire pour contrôler les agissements de Kerviel.

Sur le plan de la justice, les juges affirment qu’aucun texte ni aucun fait avéré ne leur permet d’incriminer les patrons ou les actionnaires de Kerviel. Le fisc français renonçe à réclamer 1,69 milliard d’impôts à une Société Générale qui officiellement ne pouvait pas mettre des limites infranchissables à ses risques de marché. L’affaire Kerviel est maintenant en cassation : les fondements de la justice entre les personnes physiques et morales françaises ont-ils été respectés par les juges de première instance et d’appel ?

Fondements financiers de l’État de droit réel

Au niveau de la cassation, il n’y a plus seulement des actes, des faits et des textes mais les conditions d’adéquation de la réalité à la justice et de la justice à la réalité. Dans un régime de droit et d’égalité devant la loi, un jugement du pouvoir judiciaire peut être cassé si le droit formel n’est pas vraiment traduit dans la réalité ou si la loi écrite est interprétée en contradiction avec la constitution et les principes démocratiques de la République.

Or l’affaire Kerviel sort du cadre de la souveraineté française. Elle pose un problème de constitutionnalité de l’euro, des réglementations financières en vigueur et des normes de crédit européennes sous la souveraineté du peuple français. L’énormité des risques pris par Kerviel par rapport aux capacités financières de la Société Générale et par rapport à la solvabilité de l’État français garant du système bancaire français, a été permise par le principe de libre circulation des capitaux sur le territoire de la zone euro et par l’application dans la zone euro de la réglementation financière du dollar et de la livre sterling qui sont le pivot du système monétaire international depuis 150 ans.

Le droit des pays latins et dans une moindre mesure des pays germaniques est en matière financière fondé sur la réalité personnelle. Un règlement en monnaie est toujours effectué par une personne physique identifiée : la personne physique est témoin inévitablement responsable de la réalité achetée ou vendue sous le prix. Si cette réalité est contraire à des intérêts personnels licites ou non conforme au bien commun, il y a nécessairement une personne physique pour en répondre et en assumer les conséquences financières.

Le droit anglo-saxon est nominaliste. La personne est réductible à une abstraction judiciaire. Il est possible de parler d’une personne titulaire de droits sans qu’une personne physique en réponde par son corps et ses biens propres. La propriété des biens peut être invoquée devant un juge, exclusivement rattachée à un titre, dont aucune personne physique n’incarne l’existence ni n’en rende visibles les intérêts personnels objectifs.

La conséquence du réalisme latin est l’indexation de la monnaie sur la personne. En principe, la monnaie n’existe pas dans un règlement qui n’est pas le fait d’une personne physique identifiable. Une personne morale est toujours représentée par une personne physique engagée directement ou indirectement dans le capital de l’entité active. Tout règlement monétaire est imputable en fin de compte à une personne physique, fût-elle chef d’État ou directeur général d’une entreprise commerciale multinationale.

La démocratie falsifiée par le dollar et la livre sterling

La conséquence du nominalisme anglo-saxon est la virtualité monétaire déconnectée de la réalité vérifiable en droit par des personnes incarnées. Un dépôt en livre sterling puis en dollar a toujours pu s’identifier par un simple numéro dont le bénéficiaire a le droit de rester caché au besoin avec le bouclier légal du paradis fiscal. Sous la loi anglo-saxonne, la puissance de l’intérêt général est formellement neutralisée.

A la demande des Allemands et avec la complicité des élites politiques et économiques latines, l’euro a introduit le nominalisme monétaire anglo-saxon dans les pays de droit latin. La responsabilité financière morale des États a été abolie afin de libérer les élites dirigeantes européennes de la charge de l’impôt et de l’obligation de contribuer au financement du bien commun et de la justice.

Quand la monnaie des Allemands ne peut plus être distinguée de la monnaie des Français, les riches et les puissants en tirent trois avantages immédiats. Premièrement, les pouvoirs publics officiels peuvent mal dépenser ou prendre de mauvaises décisions économiques sans que les conséquences n’en soient financièrement visibles par la variation de la parité de change.

Depuis 1999, les gouvernements français et allemand dilapident l’argent public en empruntant des euros aux Allemands sans que le citoyen français ou allemand puisse en mesurer les conséquences. Deuxièmement, sans encourir le moindre risque de change, les riches domicilient leurs avoirs financiers du coté de la frontière où ils sont pratiquement invisibles au fisc de leur pays.

Troisièmement, les opérateurs financiers gagnent de l’argent sur l’arbitrage réglementaire, c’est à dire sur le mépris systémique du bien commun : les capitaux sont domiciliés là ou la loi et le contrôle public sont les plus souples aux dépens des petites gens et au bénéfice des responsables publics les plus accommodants.

Une malversation systémique en bande organisée

Kerviel n’a eu aucune difficulté à intervenir sur le marché allemand à partir de Paris pour profiter de la mansuétude des autorités de marché allemande et se cacher de ses contrôleurs internes et externes en France. Conformément à la norme anglo-saxonne d’irresponsabilité financière appliquée, il n’existe aucun cadastre financier dans la zone euro pour inventorier en temps réel toutes les positions financières portées pas des personnes physiques identifiables, responsables et solidaires.

Il n’y a aucune autorité politique fédérale dans la zone euro. Les États français et allemand sont pratiquement irresponsables sur les activités de leurs banques en dehors de leurs frontières. Les règlements en euro peuvent se faire sans qu’aucune autorité publique ni aucune personne physique ne puisse répondre de la réalité des biens et services échangés.

La BCE émet des liquidités en euro sur des titres dont aucune personne physique ne se porte garant de l’émission et dont aucune autorité publique unique n’est dépositaire central. L’euro est une monnaie virtuelle plus que le dollar et la livre sterling. Elle dépend de plusieurs États qui ont des intérêts économiques divergents et des cultures politiques et juridiques différentes.

Non seulement, un règlement en euro ne contient aucune obligation concrète de justice, mais les gouvernements qui devraient en rendre compte à leurs citoyens sont délestés de tout moyen d’agir par la non-localité d’un dépôt monétaire et par la non-souveraineté d’institutions politiques financièrement indistinctes.

Kerviel a joué et perdu sur le néant juridique de l’euro. Il a joué sur la dissolution de la responsabilité personnelle des dirigeants bancaires, étatiques et européens qui auraient dû être les limites réelles au pouvoir libératoire de l’euro dans des transactions engageant le crédit souverain des banques dans la zone euro.

Si l’euro avait été l’unité de compte d’un vrai système économique de démocratie, Kerviel n’aurait jamais pu engager son seul crédit personnel sans engager irrévocablement le crédit de la Société Générale, de l’État français et d’un État fédéral européen. Les positions de marché engagées par Kerviel au nom de la Société Générale auraient dû être nominativement comptabilisées au nom de toutes les personnes physiques solidairement responsables du règlement final, de Kerviel jusqu’au Président de la BCE en passant par une chaîne continue de dirigeants, d’administrateurs et de juges.

Conditions financières réelles de la démocratie européenne

Entre l’État financier fédéral de la zone euro, qui n’existe pas, et Kerviel qui a effectivement transféré 4,9 milliards d’euro des caisses de la Société Générale vers les spéculateurs gagnant sur les positions de marché effectivement engagées, auraient dû s’interposer plusieurs sociétés intermédiaires garantes d’une justice réelle commune à tous les utilisateurs de l’euro.

Une société financière publique européenne de marché aurait dû être dépositaire des actifs réels dont Kerviel négociait les titres. Ces actifs réels auraient dû être la propriété de personnes morales identifiées représentées par des personnes physiques responsables. Les propriétaires des actifs réels ainsi que les propriétaires des actifs financiers, qui sont les différents prix possibles d’un bien selon le droit appliqué, selon le lieu et selon la date de livraison, auraient dû payer des impôts proportionnels au risque pris sur l’intérêt général des Européens.

La fiscalité financière appliquée aux transactions de marché en euro, aurait dû être capitalisée dans un Trésor Public fédéral européen. Ce Trésor financier fédéral aurait dû financer une justice financière mise en oeuvre par des agences publiques d’arbitrage de la conformité au bien commun européen des transactions entre États nationaux, banques et entreprises. Le capital de marché financé par la fiscalité financière en euro aurait dédommagé le Trésor Public français de la perte systémique d’une banque refinancée par la BCE.

Qu’un seul trader ait pu faire perdre 4,9 milliards à la Société Générale et 1,7 milliard aux citoyens français est en soi la faillite du pseudo système monétaire et financier qui abolit la responsabilité des riches et des puissants. Casser les deux premiers procès de Jérôme Kerviel ne pose aucune difficulté sur le plan strict du droit : le système de régulation financière instauré par l’euro est radicalement contraire à la déclaration française des droits de l’homme et du citoyen.

La Cour de Cassation française a l’avenir de la démocratie entre ses mains. Si elle ne ramène pas la finance de l’économie politique au plan de la justice réelle, elle va laisser le peuple français en opposition frontale avec son système inique de gouvernement. Les prochaines élections européennes vont manifester un rejet populaire massif d’institutions européennes et nationales qui ne sont plus au service du vivre ensemble.

Si le juge suprême français constate la vacuité juridique des institutions dans lesquelles Kerviel s’est égaré, alors le système du financement de la démocratie par l’euro peut être remis en construction dans l’Union Européenne.

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