Ne laissons pas aussi marchandiser la souveraineté nationale, par Jean-Paul Vignal

Billet invité

Le récent sommet entre l’Europe et les Etats Unis a permis une nouvelle fois aux deux parties de confirmer leur vif désir de conclure le plus rapidement possible un vaste accord de partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement.  Elles sont fortement encouragées dans cette direction par les entreprises multinationales qui opèrent sur ces marchés. L’article de Stephen Odell, le président de Ford pour l’Europe, le Moyen Orient et l’Afrique publié dernièrement par le Daily Telegraph[i] montre bien qu’ils voient, logiquement de leur point de vue, une opportunité unique de développement dans l’harmonisation et la simplification des règlements et des pratiques d’un bloc qui représente encore à peu près 50 % du PIB mondial et 30 % des échanges mondiaux qu’il impliquera.

Le secret qui entoure cette négociation, – à laquelle les lobbies industriels et financiers sont beaucoup plus étroitement associés que ce qu’il est convenu d’appeler la société civile et même les élus tant européens qu’américains -, a fini par intriguer sur les deux rives de l’Atlantique toute cette foule soigneusement tenue à l’écart, qui s’inquiète, entre autres, de ce qui selon toute vraisemblance risque beaucoup plus d’entrainer une harmonisation « par le bas » des conditions de vie et de travail des salariés des pays signataires au nom de la flexibilité et de la compétitivité, que de créer pour eux des emplois nouveaux bien rémunérés, dans un cadre social consolidé « par le haut » et étendu à la totalité des pays signataires

Les enjeux purement douaniers de cette négociation sont relativement limités ; les droits de douane ne représentent en effet plus en moyenne que 4 %. Sauf tarif punitif parfois mis en place de façon temporaire avec l’accord de l’OMC dans le cadre du règlement d’un contentieux portant par exemple sur des accusations de dumping, ils ne sont plus vraiment significatifs dans le commerce entre pays développés.

Ils ont été avantageusement remplacés par des barrières dites non tarifaires, qui consistent à interdire l’accès du marché national aux produits étrangers sous les prétextes les plus divers ; la sécurité des usagers et des consommateurs a été pendant longtemps l’arme la plus répandue. Elle est généralement fondée sur un ensemble de normes de qualité qui permettent de favoriser les productions nationales. Elle reste très utilisée dans le domaine agricole et alimentaire, où quelques microorganismes judicieusement choisis peuvent permettre de verrouiller les frontières ; un des exemples les plus récents est fourni par la Russie qui a interdit toutes les importations de viande de porc provenant de l’UE à la suite de la découverte de quelques malheureux sangliers porteurs de la fièvre porcine africaine (ASF) dans les forets de Lituanie et de Pologne. Une autre manifestation de ces barrières non tarifaire, moins cocasse mais très robuste, est le Buy American Act qui « interdit » au gouvernement fédéral américain d’acheter des produits et des services étrangers.

Ces barrières non tarifaires sont de plus en plus diverses : la protection de l’environnement fournit par exemple de nombreuses possibilités aussi bien de fermer les frontières à certains produits étrangers que d’aider indirectement les producteurs nationaux vertueux en leur accordant des aides pour des investissements destinés à réduire l’impact de l’activité humaine sur l’environnement. Les économies d’énergie sont un peu passées de mode, effacées et souvent confondues avec les émissions de gaz à effet de serre, mais restent utiles. La qualité nutritionnelle est une valeur montante dans le secteur agro-alimentaire.

Les sociétés multinationales connaissent bien ces pratiques, et savent les tourner à leur avantage grâce à un lobbying bien huilé qui permet de faire modifier dans le sens souhaité lois et règlements sans trop de difficultés quand on sait, par exemple, comment bien parler à des élus perpétuellement en quête de financements pour la colle de leurs affiches électorales.

Le vrai enjeux pour les multinationales ne se situe pas à ce niveau, qui est surtout important pour les PME, PMI et autres ETI qui n’ont pas par nature la même capacité que leurs rivales transnationales à se délocaliser pour toujours être au bon endroit au bon moment et apprécient un coup de pouce « égalisateur » du législateur.

Le vrai enjeu commence à faire beaucoup parler de lui tant il est important et inquiétant au fur et a mesure que les béotiens que nous sommes comprennent ce qu’il en est. Il s’agit d‘une procédure dite ISDS (investor-to-state dispute settlement) dont le but est “simplement” de pouvoir permettre aux sociétés privées de contester les décisions des gouvernements quand elles estiment qu’elles lèsent leurs intérêts propres. Pour faire bonne mesure, les tribunaux compétents pour recevoir leurs plaintes sont de droit privé, et fonctionnent suivant des procédures d’arbitrage, sans aucun appel possible. Cette belle mécanique de privatisation de la justice a fini par susciter une telle opposition que Karel de Gucht, le commissaire européen au commerce qui est en charge de la négociation côté européen à jugé plus prudent de reporter les discussions sur ce sujet à une date ultérieure, après les élections européennes.

La principale couleuvre à faire avaler à des citoyens qui croient encore naïvement qu’ils vivent dans des régimes démocratiques, est de leur faire accepter cette soumission de la souveraineté populaire au bon vouloir d’actionnaires anonymes. Ce n’est pas simple quand la question est posée aussi clairement. Et elle commence heureusement à l’être par d’autres que des nostalgiques du flower power et des altermondialistes.

On a ainsi appris, malgré le secret qui entoure ces négociations,  que le gouvernement allemand avait manifesté son opposition à cette clause ISDS lors de la dernière ronde de négociation UE/US qui a eu lieu à Bruxelles du 10 au 14 mars dernier[ii]. Elle rejoint ainsi la France qui avait déjà émis des réserves. Cette réaffirmation par les élus de la souveraineté nationale sur les forces économiques et financières est une bonne nouvelle. Il faut espérer que ce n’est pas un feu de paille.

À en juger par les différentes oppositions qui montent un peu partout dans de monde[iii], notamment en Corée du Sud, en Afrique du Sud, en Indonésie, et même en Australie[iv], l’Allemagne et la France ne sont plus isolées face au lobby des sociétés multinationale.

Il faut que les peuples européens apportent clairement et concrètement leur soutien à leurs dirigeants sur cette question essentielle du maintien du principe de la souveraineté nationale en en faisant par exemple un thème majeur de la prochaine campagne pour les prochaines élections européennes.

Pour en savoir plus

Even The German Government Wants Corporate Sovereignty Out Of TAFTA/TTIP

https://icsid.worldbank.org/ICSID/FrontServlet

International Centre for Settlement of Investment Disputes.

http://www.scoop.it/t/marche-transatlantique

Marché transatlantique

L’actualité en français sur l’avancée des négociations de libre échange entre entre l’UE et les Etats-Unis.

http://corporateeurope.org/tags/ttip

Corporate Europe Observatory – TTIP

Des intérêts privés vont-ils bientôt prévaloir sur la souveraineté nationale des 28 ?, par Jean-Paul Vignal

http://europa.eu/rapid/press-release_STATEMENT-14-84_en.htm?locale=FR

EU-US Summit – Joint Statement – Commission Européenne – STATEMENT/14/84   26/03/2014



[i] Don’t let Ukraine tensions delay a transatlantic free trade deal – A level playing field for trade will make the US and European economies fitter, faster and more competitive, Daily Telegraph,  23 March 2014,

[iv] – cf. Investor-state dispute settlement – Wikipedia –

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