« Entre les lignes et les tranchées », réponse de Jean-Pierre Guéno à Cédric Mas

Paul Jorion : Je publie bien volontiers la lettre que Jean-Pierre Guéno juge bon d’adresser à Cédric Mas, en réponse à sa critique. Ceci dit, je dois ajouter l’élément d’information suivant : Guéno avait demandé à pouvoir me téléphoner, ce qu’il a fait. Il reprend ci-dessous certains de mes propos dans la conversation, d’une manière que je juge fautive. Je lui ai écrit ceci :

« Merci, je vais le mettre en ligne. je vous demanderai une grâce, c’est de modifier le bout de phrase où vous m’associez à l’hypothèse que le texte serait de Rockefeller de la manière suivante (qui reflète véritablement ma conviction) : ‘Je pense comme Paul Jorion, le producteur de ce blog qui héberge notre débat, que – si l’entretien n’est pas une pure fiction – il pourrait peut-être s’agir de l’industriel John Davison Rockefeller’. »

Guéno me refuse cela en arguant ainsi :

« Je ne pense pas en ce qui me concerne que  le texte de Ferry Pisani soit une fiction . Il est un Romancier discutable mais un  journaliste sérieux et de grande réputation. En 1917, la censure veillait. Elle arrivait même à censurer les députés et les membres du gouvernement. Personne n’aurait osé bidonner une interview de ce genre, qui aurait massacré les bonnes relations France Amérique. Je pense que le journaliste a dû rendre des comptes à sa rédaction, au quai d’Orsay et aux bureaux de censure avant publication. En bidonnant, il se serait grillé à tout jamais auprès des Américains qu’il adorait tant. Quant au rapprochement de votre collègue avec la banque d’aujourd’hui, cela tient du délire.

Donc ne reprenez pas cette phrase comme la mienne. Je pense comme vous que c’est peut-être Rocquefeller, mais ce n’est en aucune manière à mes yeux une fiction. »

Dont acte, et je publie donc la réponse de Guéno à Mas, telle quelle.

Une double remarque cependant : 1° une attaque ad hominem est une diversion qui ne répond pas sur le fond ; 2° la question de fond demeure entière : est-ce une démarche valide de présenter comme « L’interview du plus grand banquier des États-Unis qui explique en mars 1917 les vraies causes et les vrais ressorts d’une guerre avant tout économique », un document dont on reconnaît que l’auteur « n’est certainement pas un banquier » (à la question « Qui d’autre alors qu’un banquier ? », Guéno répondant : « il pourrait s’agir de Rockefeller » et moi personnellement, si je dois exprimer le fond de ma pensée : « il pourrait s’agir de Ferry Pisani, lui-même ») ?

Jean-Pierre Guéno :

Cher Cédric Mas

Que d’agressivité. Que de comparaisons surréalistes avec la période contemporaine ! Erreur fatale de certains historiens lorsqu’ils confondent l’histoire et l’actualité des temps présents.

Evitons je vous en prie les basses querelles truffées de procès d’intention. Je ne prétends pas défendre une thèse universitaire avec les pièces à conviction  présentées dans l’exposition « entre les lignes et les tranchées ». Je n’ai pas envie de violenter les mouches rares ou les acariens.

L’essentiel est que mes « pièces à conviction »  réveillent les endormis en éveillant le débat. Je n’utilise que des témoignages écrits dans le vif de l’action : lettres, journaux intimes, photographies, articles de presse, débats publics, documents d’époque… Tout est toujours bien-spur contestable et sujet à caution.

Mais par ailleurs, que d’images d’Epinal distillées dans notre mémoire vitrifiée et instrumentalisée par des  décennies de propagande et de livres de classe. Le poilu, tonnelier de son état, Louis  Barthas avait raison lorsqu’il écrivait dans ses carnets  « on nous construira des monuments d’hypocrite pitié ».

Vous ne manquez pas d’un certain humour teinté d’une grande animosité lorsque vous critiquez mes méthodes alors même que votre discours navigue en plein anachronisme en cherchant à tout prix à resituer le débat par rapport aux tensions d’aujourd’hui. Pourquoi cette colère ? Auriez-vous des problèmes à régler qui n’ont de toute évidence rien à voir avec la Grande Guerre ?  Je vous cite : «  Dans le contexte actuel de tension extrême des populationsde « complotisme » aigu alimenté par les extrêmes de tous bords, présenter ce texte comme « authentique » sans l’appareil critique nécessaire pour permettre aux visiteurs d’en saisir le caractère douteux, orienté et parcellaire n’est pas acceptable de la part d’un historien qui prétend ne pas vouloir « dicter aux visiteurs (…) leur façon de penser« , ou d’un « passeur de mémoire » pour lequel « l’histoire n’est jamais ni blanche ni noire« . Les responsabilités de la Finance dans la Crise actuelle exigent une rigoureuse sévérité, mais elles obligent à éviter ce mauvais procès, qui lui permettrait de détourner le débat vers des accusations fondées sur des documents douteux et présentés de manière biaisée. Les Banques et établissements financiers ont fait preuve en 2007-2008 d’un cynisme qui ne se dément pas. Il est hors de question qu’elles puissent se refaire une virginité à bon compte. »

Etonnant !

Seriez-vous banquier lorsque vous n’êtes pas historien ? Auriez-vous perdu une partie de vos économies dans des placements toxiques ?

Mais qui vous parle d’aujourd’hui Cédric Mas ? Pourquoi ce parallèle avec les banques de 2014 et avec les événements de 2007/2008 ? Allez-vous bientôt nous parler de la crise des « subprime » ?

Vous semblez vous même être tombé dans le piège de Ferry Pisani. Son interviewé n’est certainement pas un banquier. Le journaliste prétend sans doute cela pour brouiller les pistes. Je pense comme Paul Jorion, le producteur de ce blog qui héberge notre débat, qu’il pourrait peut-être s’agir de l’industriel John Davison Rockefeller. Mais je n’en ai pas la preuve. Je laisse donc la place aux affirmations du journaliste.

Contrairement à vos affirmations ce n’est pas en 1904 que la règlementation concernant l’organisation de la mobilisation des hommes et des animaux (très importante dans une armée encore largement hippomobile) a été refondue et réactualisée. C’est en 1903. Les affiches ont suivi.

Le fait de vouloir être « prêt à tout » « au cas où »  suffit-il à justifier que tout soit prêt à afficher dès 1904 ? C’est un peu court et facile. N’y-a-t-il pas de la part de certains gouvernants une volonté très claire d’accélérer un processus amorcé depuis 1870, pour arriver à  réimporter au sein de nos frontières les vrais enjeux de la véritable première guerre mondiale, qui n’est pas la Grande Guerre, mais la guerre coloniale qui la précède puis l’accompagne ? Le @vrai problème des gouvernants Allemands et des Gouvernants Français n’est-il pas de stabiliser de nouveaux régimes tout neufs. A ma gauche la 3ème République  si fragile. Comment la stabiliser, la pérenniser, la légitimer ? En faisant mousser la nationalisme en utilisant pour cela les vieilles méthodes et les vieux instruments : l’école, l’armée, les medias, et pourquoi une petite guerre en ligne de mire dont personne ne sait qu’elle ne sera pas petite. Les allemands ont le même problème que les Gaulois : comment fédérer le tout nouvel empire fédéral Allemand né dans la galerie des glaces du château de Versailles ? Comment unir les Prussiens et les Autrichiens qui se détestent, les Bavarois et les Prussiens qui se haïssent ? Même méthode, même punition. Cibler un ennemi, le diaboliser. Instrumentaliser l’école, l’armée, les medias, et pourquoi une petite guerre…

Relisez Stefan Zweig qui décrira dans le monde d’hier l’Etat d’esprit des peuples européens avant 1914 :

« À la fin de ce siècle de paix une ascension générale se fait toujours plus visible, toujours plusrapide, toujours plus diverse. […] Le XIXème siècle, dans son idéalisme libéral, est sincèrement convaincu qu’il se trouve sur la route rectiligne et infaillible du «meilleur des mondes possibles»  . On considère avec dédain les époques révolues, avec leurs guerres, leurs famines et leurs révoltes, comme une ère où l’humanité était encore mineure et insuffisamment éclairée. Mais à présent, il ne s’en faut plus que de quelques décennies pour que les dernières survivances du mal et de la violence soient définitivement dépassées, et cette foi en un « Progrès » ininterrompu et irrésistible a véritablement, toute la force d’une religion. On croit déjà plus en ce « Progrès » quen la Bible, et cet évangile semble irréfutablement démontré chaque jour par les nouveaux miracles de la science et de la technique. […] d’année en année, on donne de nouveaux droits à l’individu, la justice se fait plus douce et plus humaine, et même le problème des problèmes, la pauvreté des grandes masses, ne semble plus insoluble. […] On croit aussi peu à la perspective d’une rechute dans la barbarie, à des guerres entre peuples européens, qu’aux fantômes ou aux sorcières ; les gens de cette époque croient sincèrement que les frontières de différences entre nations vont peu à peu se fondre dans une humanité commune, et que, de cette façon, la paix et la sécurité, le plus précieux des biens, seront accordés à toute l’humanité. »

La fable des provinces perdues n’est-elle pas en fait l’arbre qui cache la forêt ? Les échanges publics à l’Assemblée Nationale entre Jules Ferry et Paul Déroulède dans les années 1880  laissent rêveur :

Dans un débat public à l’Assemblée Nationale, Jules Ferry qui n’ignore pas que l’Alsace a été allemande pendant 7 siècles et française pendant seulement 2 siècles affronte Paul Déroulède :

« Monsieur Déroulède, vous finirez par me faire croire que vous préférez l’Alsace-Lorraine à la France. Ne pensez-vous pas qu’il serait sage de sacrifier les provinces perdues et de prendre des compensations ailleurs ? ».

Paul Déroulède lui répond :

« C’est ça : j’ai perdu deux enfants et vous m’offrez vingt  nègres ». 

Depuis 1830, les français ont déjà mis le feu à la planète en voulant rattraper leur retard sur l’Angleterre. Entre 1830 et 1850 il vont déployer dans la conquête de l’Algérie des techniques dignes de celles des SS.  Des Oradour en miniature, tous les mois… entre 1830 et 1850. Relisez les lettre écrites à son frère par Armand Leroy de Saint-Arnaud, futur Maréchal de France. Elles sont édifiantes. Entre 1880 et 1910, les Français vont se doter du deuxième empire colonial du monde. L’enjeu principal est là. Ils n’envoient pas les Bisounours mater les colonies conquises. Les grands généraux de la grande guerre ont presque tous fait leurs classes dans les Colonies. Ce qui explique peut-être le grande mépris que beaucoup ont de l’être humain.

L’explosion de la grande guerre sur notre sol n’est sans doute en grande partie que le prolongement de la guerre coloniale qui nous anime depuis 1830 et de la guerre sociale qui pousse les différents gouvernements instables qui se succèdent a la tête d’une 3ème République toute neuve et si fragile  avec des durées moyennes de survie de 9 mois en France entre 1870 et 1914, à réprimer dans le sang les révoltes des ouvriers, des mineurs ou des vignerons.

Je ne présente ni le saint Grall, ni la vérité infuse ou révélée. Mes « pièces à conviction » sont comme toutes les pièces à conviction. Contestables, mais destinées à provoquer le débat, à remettre en question les points de vue rabâchés, coupés collés, radotés. Mes « paroles de poilus » n’ont rien fait d’autre. Un coup de pied dans la fourmilière d’une mémoire figée, congestionnée, constipée. L’histoire racontée par le peuple qui savait enfin lire et écrire. Pas par des historiens lorsqu’ils estiment être propriétaires de l’histoire ou seuls médiateurs habilités,  ou par les « têtes d’affiche » qui prétendent faire ou défaire l’opinion publique.

Je ne suis pas historien cher Cédric Mas. Seulement un pauvre Normalien littéraire qui se définit comme un passeur, comme un éveilleur de mémoire. Mais d’une mémoire qui bouge et vit. Pas d’un compte rendu d’autopsie. L’histoire quant à elle doit rester une science de l’éveil. Pas une science de l’anesthésie manipulée par des ayatollahs  coupeurs de poils en 4 qui prétendent encore que les sciences humaines sont de sciences exactes.

Lorsque j’étais étudiant à l’ENS de Saint-Cloud ou à Paris IV, mes profs d’histoire étaient au choix Maoïstes, Staliniens ou d’extrême droite. . . Je pense qu’ils étaient pour beaucoup avant tout lourdement amnésiques.

Entre 1830 et 1911 nos Ernest Renan, Jules Ferry et autres futur Général Mangin ont joué les apprentis sorciers. Ils ont prétendu émanciper et « pacifier » les pays qu’ils asservissaient en Afrique du nord, en Afrique en Asie et ailleurs. Pour se donner bonne conscience ils ont achevé de conceptualiser le mythe de la France Eternelle et d’une Civilisation supérieure chargée par la providence ou par l’ordre des choses de tirer vers le haut les civilisations inférieures forcément composées de sous-hommes dégénérés et primitifs. Nous n’avons pas seulement joué les précurseurs des nazis en Algérie ou à Madagascar : nous avons commencé à fabriquer des arguments qui un siècle plus tard alimenteront la dialectique de la shoah. Il est là le « détail » qui fait mal. Nous avons-nous Français, entre 1830 et 1900 ouvert la boîte de Pandore et joué les apprentis sorciers. Nous n’étions pas les seuls.

La planète n’est-elle pas déjà mondialisée en 1850 ?  Les véritables enjeux n’y sont-ils pas déjà ceux de  l’économie, de la recherche de sources d’énergie, d’eau, de matières précieuses, de matières premières, d’espace vital, de débouchés et de main d’œuvre ?  A côté de tout cela l’assassinat d’un certain archiduc ne pèse pas lourd… N’y-a-t-il  pas un lien de cause à effet entre le trois tsunamis qui ont ravagé la planète entre 1830 et 1945 : la guerre coloniale, la « grande guerre » et la « seconde » avec son signe distinctif : la Shoah ?…

Posons-nous au moins la question !

Mais je ne prétends pas vous dicter votre pensée. Simplement vous inciter comme le dirait ma fille à « desserrer le string », à faire preuve d’un peu moins d’agressivité et d’un peu plus de fantaisie.

De grâce, Monsieur le bourreau, ne rallumons pas une troisième guerre mondiale pour vider des querelles de spécialistes sur celles que nous avons eu la chance de ne pas vivre !

Votre

Jean-Pierre Guéno

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