Le fond de l’air est brun, par Roberto Boulant

Billet invité. Ouvert aux commentaires.

Il faut bien l’admettre, la barbarie du Dieu-Marché est incontestablement plus subtile, insidieuse – et donc finalement efficace -, que la barbarie des djihadistes. Là où la barbarie des fous de Dieu révulse par sa cruauté soigneusement mise en scène, la barbarie des fous du Marché avance au contraire, de manière masquée. Elle se cache derrière de belles idées et de beaux mots, dont elle inverse la signification première. Ainsi ‘Liberté’ en lieu et place de ‘la loi du plus fort’ ou ‘Compétitivité’ pour ‘régression sociale’ (liste non exhaustive !).

Et le plus terrible, c’est que peu à peu, par touches impressionnistes, en changeant la réalité derrière la langue, la barbarie de cette nouvelle aristocratie financière s’impose benoitement. Comme allant de soi, presque comme une loi de la nature, au même titre que l’électromagnétisme ou la gravité.

Rien de neuf dans tout ceci, sauf que l’avancée des ravages atteint maintenant des sommets inédits. Pour s’en convaincre, s’il en était encore besoin.., je vous propose d’écouter l’émission de France-Culture du 13 février dernier, intitulée ‘Entre low cost et classe affaires, quel plan de vol pour Air-France ?’

À 25’05’’, on entend l’intervention de Mr Michel Bougier (?), présenté comme un chef d’entreprise spécialisé dans le luxe et les marchés asiatiques. Il s’exprime sur les services à bord en première et en business class. Et que dit-il sur le ton de l’évidence navrée ? Que les Français et les Occidentaux en général, ont encore beaucoup de progrès à faire, avant de pouvoir se hisser au niveau des prestations offertes par les compagnies asiatiques : parce que comprenez-vous, les hôtesses et stewards asiatiques se mettent à genoux devant le client pour lui servir un café ! Ils ont parfaitement compris que ce geste de soumission (humilité dans la novlangue de l’auteur), n’avait rien de dégradant.

Et quelle fut la réaction immédiate du journaliste de radio-France devant cette obscénité ?

… Aucune !

Voilà où nous en sommes. Sur une radio du service public, un chef d’entreprise s’autorise à dire qu’il est normal pour un employé, de s’agenouiller pour servir un client. Sans que personne ne le remette à sa place.

Alors puisque le travail disparait, qu’il est passé de la case ‘droit’ à la case ‘chance’, que nous vivons dorénavant dans un monde où l’argent est tout et l’humain n’est rien, imaginons le scénario suivant à échéance d’une petite dizaine d’années :

– Journaliste : que répondez-vous à ceux de vos concurrents, qui vous accusent de proxénétisme à bord de vos vols ?

– Directeur du service juridique : (ton navré du professeur essayant d’expliquer une évidence à l’élève obtus) comme vous le savez, notre compagnie est enregistrée aux îles doideneurs qui ne pénalisent pas les services sexuels entre adultes consentants. Je rajouterais pour que les choses soient bien claires, qu’à aucun moment, notre personnel commercial ne reçoit d’argent de la part de nos clients. Ces accusations sont ridicules et insultantes. Il n’y a chez nous que des clients haut de gamme qui profitent, légitimement, des nombreux avantages liés aux miles accumulés. Et ceci dans l’espace aérien international.

Caricature outrancière (pléonasme) ? Et bien je me dis que dans la France des années 70, ce reportage aurait provoqué des réactions outrées.

Alors qu’aujourd’hui, rien.

Alors demain…

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56 réponses à “ Le fond de l’air est brun, par Roberto Boulant”

  1. Avatar de poissson
    poissson

    L’erreur de calcul
    par Régis Debray, octobre 2014

    Les déclarations d’amour marquent rarement un tournant historique, mais nos annales retiendront le « j’aime l’entreprise » lancé par notre premier ministre au Mouvement des entreprises de France (Medef) un jour d’août 2014. Les cris du cœur ont leur ambiguïté. Comment interpréter celui-ci ?

    Une effusion

    L’apprenti Chateaubriand se tournera vers le passé. Goûter, c’est comparer. En 1945, le patronat, mis au piquet après ses compromissions avec l’occupant, vint demander l’aman au chef du gouvernement, le général de Gaulle. Lequel, peu rancunier, le lui donna. Deux républiques plus tard, le chef de gouvernement, pour excuser ses mauvaises fréquentations passées, est venu demander l’aval du patronat, qui ne le lui chipota pas. Un prêté pour un rendu. L’homme d’affaires ne se dérange plus. Il reçoit l’homme d’Etat. Les importants ont permuté.

    L’émule de Bourdieu, moins sentimental, trouvera confirmation du fait que la bourgeoisie industrielle et commerciale a fauché la place de la bourgeoisie administrative et intellectuelle (qui avait elle-même, jadis, déplacé l’aristocratie foncière) au premier rang de la classe dominante. L’échelle des revenus corrigeant désormais celle des mérites, il connaît l’envie qu’inspirent aux hauts fonctionnaires les gestionnaires du privé. Normal donc que l’inspecteur des finances pantoufle à 30 et non à 60 ans. Changement de portage.

    L’élève de René Rémond, à Sciences Po, pointera le retour en force du saint-simonien de 1820 chez nos esprits avancés et saluera un juste et tardif hommage du frelon aux abeilles industrieuses. Un gouvernant aux effets d’annonce sans effet, convaincu de sa condition parasitaire dans le tout-marché, passe le flambeau aux vrais producteurs de richesse. On connaît le nouvel annuaire administratif qui circule sous le manteau. A l’Elysée, le PDG de la Maison France ; à Matignon, le top management ; au Sénat, le conseil de surveillance ; et au Palais-Bourbon, un comité d’entreprise élargi.

    N’appartenant à aucune des trois catégories précédentes, qu’il me soit permis de célébrer l’événement comme il le mérite : pour un changement de culture et, au fond, de civilisation. Notre premier ministre, patriote mais conséquent, aime l’entreprise parce qu’il aime la France et que la France n’abrite pas seulement, et pour son plus grand bien, des sièges sociaux de multinationales mais est devenue elle-même une grande et belle entreprise.

    Aimer, c’est graviter. Changer de soleil, ce n’est pas anodin. La relation du chef politique aux chefs d’entreprises (privées, en l’occurrence, les publiques étant en peau de chagrin) n’est plus d’utilisation mais de fascination. S’il se fût contenté d’un « je vous apprécie », « je vous considère », « je vous propose une transaction d’intérêt mutuel (il faut bien produire avant de redistribuer) », ce n’eût pas été le saut de l’ange. Ce que j’ai vu à la télé, ce jour-là, c’est un enfant du siècle transi par l’illusion du siècle nouveau, l’erreur de calcul qui nous bouche la vue et s’en prend à nos vies.

    L’invasion

    Pris dans l’étau Eco, notre vocabulaire rétrécit. Chacun s’exprime à l’économie : il gère ses enfants, investit un lieu, s’approprie une idée, affronte un challenge, souffre d’un déficit d’image mais jouit d’un capital de relations, qu’il booste pour rester bankable et garder la cote avec les personnalités en hausse.

    Quand notre ministre de la culture et de la communication (titre à intervertir : la com, c’est du lourd) reçoit un président de chaîne publique, il le somme de remonter dare-dare l’Audimat. « Les chiffres sont là, monsieur, il n’y a rien à dire d’autre. » Et surtout pas parler mission, qualité, intérêt. Un chercheur en sciences sociales se voit accorder son satisfecit d’après le nombre d’articles qu’il a publiés dans les revues anglo-saxonnes ; un ministre de l’intérieur, au nombre d’éloignements d’étrangers par an ; un préfet, au nombre d’expulsions qu’il fait dans le mois ; un agent de circulation, au nombre de contredanses qu’il a collées chaque jour ; un film, au nombre d’entrées le mercredi ; et une émission, au nombre de téléspectateurs. Nos bambins ont une valeur faciale indexée sur Facebook. Sans doute faut-il savoir compter la peine des hommes et évaluer le prix des choses.

    Conclusion : s’il y a une crise économique, l’économie est si peu en crise que son ombre portée gouverne aussi bien notre intimité que l’ensemble de notre vie publique et déjà intellectuelle.
    Nos champions d’une science économique plus qu’aléatoire ne connaissent de pronostic que rétrospectif et ne rient qu’en se regardant, comme les augures romains, sans faire rire personne d’autre. Leurs avis sont écoutés avec gravité sur le parvis des temples. Curieusement, leur fulgurante montée, en influence et crédibilité, est intervenue quand l’économie, qui n’occupait pas jusqu’alors toutes les conversations, s’est mise à battre de l’aile avec la crise pétrolière, à la fin des « trente glorieuses ». On me répondra que c’est quand la voiture tombe en panne que les garagistes sont le plus écoutés. C’est logique. Sauf que les mécaniciens savent en général faire repartir l’automobile.

    Suite…
    http://www.monde-diplomatique.fr/2014/10/DEBRAY/50859

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