L’Écho, Jorion/Colmant « Le retour de la croissance ne règle pas tous les problèmes », le 3 mars 2018

©Kristof Vadino

Leur première rencontre en 2009 s’était plutôt mal passée. Bruno Colmant s’était montré assez dur vis-à-vis de Paul Jorion lors d’une émission de radio…

Colmant s’était excusé et les deux hommes avaient ensuite sympathisé. Voici quatre ans, ils ont croisé le fer dans un livre « Penser l’économie autrement ». Nous les avons à nouveau réunis. Les divergences de vues entre, d’un côté, le professeur de finance et membre de l’Académie royale de Belgique et, de l’autre, l’anthropologue et professeur associé des facultés de l’Université catholique de Lille restent présentes mais se sont amenuisées.

En Europe, dix ans après le début de la crise, cette dernière semble derrière nous. La croissance économique est de retour. Mais déjà on parle de changement de paradigme, car après trois décennies de baisse, les taux d’intérêt sont en train de remonter.

Paul Jorion: Comme dans la fameuse BD de Quick et Flupke, on est comme Flupke qui peint le plancher et qui oublie qu’il ne doit pas se positionner dans un coin de la pièce. Avec les taux d’intérêt, c’est la même chose, on se retrouve coincé. Le système va souffrir si les taux remontent. Pourtant, il y a une bonne raison de voir les taux se redresser, c’est précisément la reprise de l’économie. Mais quand les taux augmentent, ce sont tous les portefeuilles obligataires qui se déprécient. Et Donald Trump, avec sa baisse des impôts, ne fait que renforcer la surchauffe sur les taux.

Bruno Colmant: Les banques centrales, par leur politique monétaire accommodante, ont aspiré la volatilité des marchés financiers. Mais un jour, cette volatilité va devoir être refoulée vers les marchés. Sauf à croire que les banques centrales sont responsables en permanence du bien-être des marchés d’actions. C’est, selon moi, une vision utopiste car ce n’est nullement la mission des banques centrales de soutenir les Bourses. Comme le disait de Gaulle, la politique de la France ne se fait pas à la corbeille. Les banques centrales vont redonner le contrôle des taux longs aux marchés financiers. Tout ce que l’on doit espérer, c’est que le refoulement de la volatilité se réalise progressivement, et au rythme d’une croissance retrouvée. Mais le chemin risque d’être sinueux. D’autant que derrière cela, il y a deux phénomènes qui m’inquiètent en particulier et dont je ne perçois pas encore bien toutes les implications. Tout d’abord, le vieillissement de la population, qui va modifier beaucoup plus qu’on ne le pense les comportements de consommation et d’emprunt. Et aussi le fait que la rémunération relative du travail va baisser avec le processus de digitalisation et de robotisation. Or, cette rémunération du travail est précisément censée assurer le financement du vieillissement de la population. C’est un vrai problème.

Paul Jorion, vous avez vécu la crise des subprimes de l’intérieur, au sein d’une banque américaine. Début février, Wall Street a enregistré une forte secousse. Voyez-vous des similitudes avec la situation de 2007-2008?

Paul Jorion: Je vois plutôt une similitude avec la période de forte remontée des taux d’intérêt en 1994, qui avait abouti à un krach obligataire. Certains disent que la situation est désormais stabilisée, mais j’ai des doutes…

La situation actuelle, avec le retour de la volatilité sur les marchés, est-elle annonciatrice d’une crise de plus grande ampleur?

Paul Jorion: Que la crise soit de même ampleur ou plus forte encore, ce qui m’a inquiété, c’est cette déclaration voici quelques années de Jamie Dimon, le grand patron de JP Morgan Chase. Il a confié qu’il ne faudrait pas attendre des banques commerciales une générosité similaire à celle dont elles ont fait preuve en 2008. Ce seraient donc les banques essentiellement qui auraient sauvé la situation. Pourtant, ce n’est pas la vue du grand public, qui a l’impression que ce sont les États, et donc les contribuables, qui se sont montrés généreux dans cette crise. Si une crise survient, Jamie Dimon est d’avis qu’il faut laisser les mains libres au secteur bancaire. Ce n’est pas rassurant.

Bruno Colmant: Le danger ne se situe pas au niveau des banques. Le vrai danger, ce sont les taux qui remontent et ce sont donc les stress de liquidité que cela peut entraîner. S’il y a un stress de liquidité, les banques centrales devront intervenir, car c’est leur rôle premier de fournir de la liquidité.

En Europe, en marge du retour de la croissance, quelles sont les priorités politiques et économiques?

Paul Jorion: Il faut donner davantage de pouvoir d’achat aux gens. Si la croissance est au rendez-vous, il est nécessaire que la richesse créée soit réinjectée dans sa quasi-totalité dans l’économie proprement dite. Et qu’elle n’aille pas simplement gonfler les bulles boursières ou les portefeuilles des hedge funds. 40% des Américains se partagent 0% du patrimoine national, le peu de richesse des uns compensant tout juste les dettes des autres. L’économie ne peut pas continuer à fonctionner dans un tel contexte. Or, Donald Trump fait encore des cadeaux aux riches. En France, Emmanuel Macron supprime l’impôt sur les grosses fortunes. Cela va dans le mauvais sens. À l’inverse de ce que préconise l’économiste Thomas Piketty.

Bruno Colmant: La croissance est de retour, mais elle est insuffisante pour rencontrer les engagements sociaux que l’on s’est fixés. Le danger qui nous guette, c’est une sorte de résignation. Je redoute le développement d’une nappe de pauvreté qui touche des gens plus âgés de la population. Il nous faut une réflexion plus large.

En réalité, jusque dans les années 80, nous avons connu un modèle social-démocrate plus ou moins bien ordonnancé. Avec une solidarité sociale bien assurée. Évidemment, les grands défis comme celui des pensions ne se posaient pas encore réellement. En fait, l’économie était stable, faute d’avoir prévu sa propre instabilité. Ensuite dans les années 80, avec l’arrivée du libéralisme de Reagan et Thatcher, on a en quelque sorte renversé le sens du temps. À partir de là, on a commencé à anticiper le futur. Cela s’est traduit par de l’endettement public, mais aussi par l’exploitation et l’appauvrissement des terres, la pollution… On a emprunté le futur. Immanquablement, la question du modèle politique se pose, car on va être confronté à la finitude de cet emprunt. C’est inquiétant car toutes les courbes nous montrent qu’en matière de surpopulation, de pénurie d’eau (stress hydrique), d’urbanisation effrénée, tout converge vers une sorte de paroxysme vers les années 2027-2030. C’est dans dix ans. Et dix ans, ce n’est rien…

Paul Jorion: Ceci devrait conduire à des modèles politiques où les libertés individuelles pourraient être fortement réduites, comme en Chine. C’est ce que j’écris dans un nouveau livre qui sort en mai prochain. La Chine va devenir une sorte de modèle. Les Chinois sont les seuls à réellement prendre les choses en main. La Chine a dépassé les USA et l’Europe dans les domaines de la physique et de la chimie, idem dans la médecine de pointe. En 2016, ils ont dépassé les Américains en matière de publication dans les revues scientifiques. La Chine avance à marche forcée, et elle le fait avec une certaine brutalité. Je ne pense pas que nous puissions la suivre dans cette voie. Les autorités chinoises ont par exemple réduit la pollution à Pékin de 20% en 2017, en allant détruire les chauffages au charbon chez les gens. En promettant certes de les remplacer, mais pas dans l’immédiat, car le premier objectif était de réduire la pollution. Résultat: des gens ont passé l’hiver sans chauffage.

Une méthode trop radicale pour l’Europe, non?

Bruno Colmant: Si le modèle politique devient plus liberticide comme l’avance Paul, cela signifie que la bulle de liberté individuelle créée dans les années 80 va s’éteindre. Dans une sorte de capitalisme d’État.

Dans ce contexte, je vois les États se rapprocher des « Gafa », les Google, Amazon, Facebook et Apple. Si les problèmes sont d’une telle intensité qu’il soit nécessaire de convaincre les gens de modifier certains de leurs comportements, les technologies aujourd’hui disponibles peuvent à la marge influencer ces comportements dans une logique vertueuse. C’est en tout cas un espoir. Pour certains, ceci ressemble peut-être au 1984 de George Orwell, mais personnellement, je veux rester optimiste.

Paul Jorion: Selon moi, il y a encore plus intéressant que les Gafa. C’est Elon Musk qui travaille sur l’interface ordinateur-cerveau. C’est le même Musk qui développe des fusées dans le cadre de SpaceX ou des lignes de transport à très haute vitesse (hyperloop). Il est en train de créer notre avenir. Face à nos problèmes que nous n’arrivons pas à résoudre sur la Terre, on pourra dans le futur, comme prix de consolation, envoyer des gens vivre sur d’autres planètes.

Bruno Colmant: Elon Musk est un changeur d’humanité. Un gars qui arrive à battre la Nasa, c’est assez extraordinaire. Cela montre que le changement ne se trouve pas dans la répétition de scénarios, mais dans la discontinuité.

Ce n’est pas un paradoxe de voir les Etats-Unis générer deux personnalités aussi radicalement différentes qu’Elon Musk et Donald Trump?

Bruno Colmant: Les deux hommes se complètent parfaitement. Trump est là pour la classe manufacturière un peu âgée, qui est la perdante de la mondialisation. Il joue ainsi en quelque sorte un rôle de paratonnerre, car il concentre la peur et l’énergie négative de pas mal d’Américains qui se sentent, à tort ou à raison, les laissés-pour-compte de l’évolution technologique. Elon Musk est son complément en train de fédérer des innovations et de montrer qu’avec un certain soutien des pouvoirs publics, il est capable de faire mieux que ces derniers et de changer la face du monde. C’est une source d’espoir.

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