Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Quand j’ai vu hier sur le site du Monde la vidéo dont j’ai fait ensuite mon billet Les jeux du cirque, ou la société du spectacle, j’ai voulu la partager avec vous. D’autres vidéos de la même mort circulent sur l’Internet, beaucoup plus « graphiques », comme on dit aujourd’hui. Si vous les comparez, vous verrez que sur les autres, et en particulier sur celle-ci, on comprend mieux ce qui se passe parce que l’iPhoneur se trouve à hauteur des policiers, mais ce qui m’avait paru le plus significatif, ce n’était pas qu’il s’agissait d’une exécution en forme de lynchage (l’article du Monde était titré « FAR WEST »), mais l’omniprésence du filmage de la scène par la foule qui court et accompagne le drame, et j’imaginais des jeux du cirque romains avec la foule sur les gradins de l’arène où chacun au lieu de lever ou baisser le pouce, brandit son iPhone.
Certains d’entre vous se sont posés la question de savoir si la motivation des filmeurs était essentiellement le voyeurisme envers ce qui promettait d’être une exécution ou le désir de témoigner plus tard sur ce qui s’annonçait comme une bavure. Si vous avez jamais fait partie d’une foule qui court, vous savez comme moi que la pensée est mise en veilleuse : le corps a été mis en mouvement, et il ne vous informera de ce qui se passe que s’il le juge vraiment indispensable. Si notre espèce avait dû réfléchir à tout ce qu’elle a fait avant de le faire : formuler une intention, pour ensuite réaliser cette intention, il y a longtemps qu’elle ne serait plus là.
Je me suis surpris comme cela, un jour, à courir sur une plage en direction de la mer, et à me demander « Mais pourquoi tu cours ? » Et au bout d’un moment : « Ah oui ! C’est à cause de cette femme qui crie : ‘Je me noie’ ! » Je ne suis arrivé que le troisième, et ce sont les deux premiers qui l’ont sauvée, mais si je raconte ceci, c’est parce que j’avais eu ce sentiment très vif : « Mon corps court, mais pourquoi le fait-il ? pourquoi ne suis-je pas personnellement informé ? ». J’avais 17 ou 18 ans, c’est cette expérience qui m’a conduit plus tard à m’intéresser à l’« intention », pour aboutir finalement à la conclusion qu’elle est une illusion rétrospective : j’en ai parlé récemment dans Notre cerveau : conscience et volonté.
Il y avait une deuxième dimension à mon désir de montrer cette vidéo : l’Amérique, que je connais sans doute mieux que la plupart d’entre vous, y ayant vécu douze ans, mais, ne mélangeons pas tout : j’y reviendrai dès que j’aurai rempli ma promesse envers Paul Ariès, de lui envoyer un texte avant ce soir.
(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction numérique en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.