Billet invité. À propos de Paul Jorion pense tout haut le dimanche 15 février 2015.
Le dernier opus du suédois Ruben Ostlund, Snow-Therapy, n’est pas qu’un thrilleur psychologique, intimiste. Il esquisse aussi une vision de macro-Therapy politique et sociale. Passer une semaine de sports d’hiver dans les alpes françaises en compagnie de cette famille de bobos scandinaves n’est pas de tout repos. On ne revient pas indemne de cette luxueuse station, posée dans un écrin blanc en haut d’un pic rocheux. Amphithéâtre féerique de lumière et de blancheur scintillante où l’on se prend à rêver de feux d’artifices accompagnant les coups de canons à neige. On verra que ce sera plutôt le lieu des artifices qui partent en fumée.
Les parents vikings, Tomas et Edda et leurs 2 enfants Vera et Harry vont basculer, et nous avec, dans un monde de paradoxes acculant les êtres. Ils évoluent dans un huis clos se déplaçant entre les vastes espaces enneigés et l’exigüité étouffante d’une chambre d’hôtel de luxe. La situation familiale apparait figée dans un équilibre proche de l’immobilisme. Le courant ne passe plus aisément dans ce couple désaimanté et les enfants se refugient dans leur monde connecté où les écrans font office de filtre à la vie réelle. Cette semaine en altitude en terre étrangère, sera donc l’occasion opportune de se retrouver ensemble et de resserrer les liens. Loin s’en faut. Nous verrons l’équilibre – en fait précaire – de cette famille nucléaire classique se disloquer sous nos yeux.
Le drame surgira d’une déferlante, prétendument contrôlée, de poudreuse. Face à l’éminence du danger, le père, occupé à filmer la scène, se joindra instinctivement au sauve-qui-peut général… en abandonnant femme et enfants à leur sort. Dès cet instant, l’irruption brutale du cerveau reptilien dans ce système familial entropique produira un grand jeu de déconstruction déflagrateur. Les représentations intimes de chacun concernant la place de l’homme et de la femme, le rôle du père et de la mère – et l’admiration, voire l’idéalisation qui y sont liées – sont remises en cause. La foi dans le principe de précaution et la sûreté des procédures normées, garant d’un monde sans risque, ne tient plus. En fait, tout vole en éclats sous l’effet d’une pulsion de survie dévastatrice. Sous l’onde de choc, les constructions psychologiques et morales, à différents niveaux – aussi bien personnelles que conjugales, familiales, et même amicales – se fissurent, chancellent ou s’écroulent. Les certitudes et les idéaux partent en fumée, faisant place à un tas de gravats asphyxiant les protagonistes de culpabilité, de honte ou de mépris.
À l’extérieur, les machines et les installations mécaniques semblent partie prenantes du drame qui se trame. Les dameuses fantasmagoriques passent et repassent, aplanissent, effacent les traces, comme en écho aux efforts désespérés du père pour maintenir le déni massif dans lequel il a trouvé refuge. Le lent cortège des remonte-pentes qui paradoxalement semble annonciateur de la descente aux enfers dans laquelle vont être entrainés les personnages. Le grincement inquiétant du balancement d’un téléski comme le symbole du système familial qui se craquèle. Tout est intrigant et on se prend à scruter la neige pour savoir d’où va surgir le danger, prêt à sursauter au moindre flocon. Même la pureté surabondante des panoramas enneigés ne parvient pas à masquer la face obscure, révélée à cette occasion, de l’âme humaine.
L’acte instinctif du père a apparemment précédé son intention, ou bien celle-ci était-elle déjà là, inconsciente comme le dit Freud, ou préalable au niveau cérébral comme le dit Gilles Lafargue, spécialiste en neurosciences, quand il écrit que « le cerveau prend l’initiative et le sujet prend acte » ? Quel que soit le cas, l’enjeu existentiel pour le père sera de taille : s’absoudre durablement de sa propre responsabilité, au risque de provoquer de nouveaux dégâts quant à eux irréversibles sur ses proches et lui-même ou affronter sa propre aliénation et recouvrer la liberté. Le film pose une question plus large et toujours d’actualité : Que fait-on quand la nature, notre partie animale, reprend le pas sur l’être de raison et de culture civilisé que nous sommes censés être ? Quelle histoire doit-on se raconter pour sauver les apparences mises à mal, ne pas apparaitre comme un monstre pour son entourage et à ses propres yeux ou justifier une certaine dose de servitude volontaire ?
Le film propose une réponse : affronter sa propre imposture. Le père hurlant fera ce chemin douloureusement. On se prend à espérer pour cette famille que la fameuse théorie des systèmes dissipatifs du chimiste Ilya Prigogine – théorie qui pose qu’un système dit dissipatif loin de l’équilibre peut autoproduire une nouvelle organisation – soit opérante et aboutisse.
À peine remis de ses émotions, le spectateur se retrouve lâché dans un hors-piste narratif. Figé quelques secondes interminables devant le trou noir d’un rideau de flocons se demandant sur quels drames celui-ci va-t-il encore se lever ?
Tout peut arriver. Le réalisateur fait le choix de nous rappeler que le pire n’est pas certain et que ce qui ne tue pas, rend plus fort. En quelques plans finaux, il esquisse alors une vision allégorique comme s’il proposait une macro-Therapy politique d’actualité destinée aux peuples en souffrance. L’être civilisé, comme la démocratie, sont fragiles et à la merci des pulsions. Les êtres, et les peuples, qui dénient la responsabilité de leurs actes le payent du prix fort, celui de la liberté. La voie proposée est celle du libre arbitre, de la décision participative, et de la force du collectif. Demander le risque zéro est une impasse. Livrer son propre sort à d’autres ou aux experts est une voie trop dangereuse qui nécessite la réappropriation du bon sens individuel et collectif. A l’instar de ce que nous dit le psychanalyste Roland Gori dans son ouvrage « la fabrique des imposteurs », l’homme moderne englué dans le modèle normatif dans une sorte de servitude volontaire, complice de son propre formatage, de sa déresponsabilisation, de sa soumission aux oracles doit retrouver le chemin de la raison, du courage, de sa responsabilité pour conquérir sa libre autonomie.
Comme les Grecs nous le montrent aujourd’hui, quand ils décident de descendre collectivement du bus de la Troïka qui les mène dans l’abime. Il convient d’être debout, tête haute, fort de la fierté recouvrée et d’affronter les risques ensemble. La marche sera longue, incertaine, harassante. Le réalisateur nous dit : nous le pouvons. Podemos !
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- Benjamin Libet , Curtis A.Gleason, Elwood W.Wright and Dennis K.Pearl
- Gilles Lafargue et Angela Sirigu
La volonté d’agir est-elle libre? – revue Cerveau et psycho N°6, juin 2004
- Paul Jorion
Le secret de la chambre chinoise – revue L’Homme, 1999
- Ilya Prigogine, prix Nobel de chimie 1977
Pour ses recherches sur la thermodynamique hors-équilibre et les structures dissipatives
- Roland Gori
La fabriques des imposteurs », Edition LLL « les liens qui libèrent », 2013
Avouer qu’il ne peut croire en une censure, est le symptôme d’un décalage de la réalité dû à une vision…