Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Ce matin, dans La transition (III) – La propriété inanalysable, j’ai évoqué trop brièvement : « … l’idée hégélienne d’une origine distincte entre les deux fonctions de citoyen et de bourgeois, la première, fondée sur la logique aristocratique de la lutte à mort, la seconde sur l’éthique du travail née parmi les descendants d’esclaves ». Avant de poursuivre ma réflexion sur la propriété, j’explicite cette idée à partir des commentaires d’Alexandre Kojève, lecteur de Hegel.
Dans son Esquisse d’une phénoménologie du droit, Kojève analyse la logique historique qui préside au conflit entre citoyen et bourgeois : la propriété – comme John Locke l’avait déjà bien analysé au XVIIe siècle – dérive du droit du premier occupant et de la lutte que celui-ci est prêt à mener pour défendre sa possession. Kojève écrit : « L’”occupant” – et en particulier le “premier occupant” – n’a un droit de propriété que dans la mesure où il est censé vouloir risquer sa vie en fonction de la chose qu’il “occupe”, tandis que les autres sont censés refuser ce risque pour la chose “occupée”. […] Un voleur, brigand, etc., peut risquer sa vie en fait. Mais ce risque n’est pas son but. Et c’est pour la possession qu’il risque sa vie, non pour la propriété. Il risque donc sa vie en animal et c’est pourquoi ce risque ne crée aucun droit » (Kojève 1981 : 535).
Cette lutte du propriétaire premier occupant se calque sur le modèle de la « lutte à mort » qui fonde l’apparition d’un « ordre » de seigneurs guerriers : seuls sont dignes d’en faire partie ceux qui se sont montrés prêts à mettre leur vie en péril pour obtenir du vaincu la reconnaissance de leur supériorité, et la justification a posteriori de leur appartenance à cet ordre des vainqueurs. Le propriétaire, à un stade historique ultérieur, réclame une reconnaissance du même type, à la mesure – quantitative – du volume de ses possessions, bien que la lutte qu’il doive éventuellement mener pour les défendre n’a plus pour prix sa vie mais une simple somme d’argent et ne se déroule plus sur un champ de bataille ou sur le pré au petit matin mais dans les couloirs du tribunal où il brandit pour preuves ses contrats.
Le perdant dans la lutte à mort, le serf, est condamné au travail. « L’un, explique ailleurs Kojève, sans y être aucunement “prédestiné”, doit avoir peur de l’autre, doit céder à l’autre, doit refuser le risque de sa vie en vue de la satisfaction de son désir de “reconnaissance”. Il doit abandonner son désir et satisfaire le désir de l’autre : il doit le reconnaître sans être “reconnu” par lui. Or, le “reconnaître” ainsi, c’est le “reconnaître” comme son Maître et se reconnaître et se faire reconnaître comme Esclave du Maître » (Kojève 1947 : 15).
Vient la société bourgeoise qui fait du serf un « homme libre ». Sa seule protection contre l’abus est d’invoquer l’égalité, mais une égalité au niveau des principes seulement : en tant uniquement que citoyen, puisqu’au niveau des possessions, en tant que bourgeois, elle n’existe pas, la garantie du droit de propriété – associée à l’héritage – empêchant qu’une véritable égalité économique puisse apparaître. La société civile de l’État bourgeois est schizophrène. Je cite toujours Kojève : « … si la socialisation de la Lutte engendre l’État, la socialisation du Travail engendre la Société économique […] Et puisque la Société économique, fondée sur le Travail diffère essentiellement de l’État (aristocratique) fondé sur la Lutte, cette Société aura tendance à affirmer son autonomie vis-à-vis de cet État, et l’État, s’il ne nie pas son existence, aura tendance à reconnaître son autonomie. […] Mais du moment que tout État a pour base aussi la Lutte, tandis que la Société économique est exclusivement fondée sur le Travail, l’État et cette Société ne coïncident jamais entièrement : le statut de citoyen et le statut de membre de la Société économique, ainsi que les fonctions des deux, ne se recouvrent pas complètement. C’est pourquoi il y a une certaine autonomie de la Société économique vis-à-vis de l’État » (Kojève 1981 : 520, 522, 523). Le citoyen et le bourgeois seraient donc nés à des endroits distincts et à des moments différents de l’histoire, le premier comme héritier du Maître, le vainqueur de la lutte à mort, prêt à mourir pour mériter la vie, le second, de l’Esclave, qui préféra la servitude à la perte éventuelle de la vie. Ce serait cet héritage qui expliquerait la contradiction toujours vivante entre eux et leurs exigences.
Entre Maîtres, l’égalité n’est pas un objectif, c’est un donné de fait : elle découle, par le truchement de la lutte à mort, de notre égalité à tous devant la Grande Faucheuse. La fortune est elle quantitative : le bourgeois est plus ou moins riche, dans le degré exact de ses propriétés. De Tocqueville l’avait déjà noté à propos de l’Amérique : n’ayant pas d’aristocratie pour opérer entre les hommes des distinctions, les Américains ont dû mettre l’accent sur les différences qu’établit la fortune.
(… à suivre)
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Kojève, Alexandre, Introduction à la lecture de Hegel, Paris : Gallimard, 1947
Kojève, Alexandre, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Paris : Gallimard, 1981
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