Billet invité
Au risque d’en choquer plus d’un, je vois dans la Boétie l’ancêtre de la gauche caviar et des anarchistes décrits par Conrad dans L’Agent secret. S’il est vrai que son Discours présente le grand mérite d’attribuer une origine historique à la tyrannie, le paradoxe de son titre entache toute cette œuvre qui cache un brûlot contre la liberté. Si tyran j’étais moi-même, j’en ferais mon livre de chevet, en imposerais la lecture à tous mes sujets, la diffuserais jusque dans mes prisons, et chacun serait tenu de connaître par cœur des phrases du genre : « C’est le peuple qui s’assujettit et se coupe la gorge : qui, pouvant choisir d’être sujet ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug, qui consent, qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse. » Vous avez bien lu : « c’est le peuple qui s’assujettit », son tyran n’est jamais que le serviteur en chef de la servitude générale.
Bien sûr, le Discours est traversé d’une ode à la liberté, ce « bien si grand et si doux » que « si tu en avais seulement une idée, tu nous conseillerais de la défendre, non seulement avec la lance et le bouclier, mais avec les ongles et les dents. » La Boétie n’ignore rien de la valeur de la liberté, il y voit « un bien qu’on devrait racheter au prix du sang, et dont la seule perte rend à tout homme d’honneur la vie amère et la mort bienfaisante ». Il peut sembler que le choix du conditionnel découle de la servitude, mais non, il vient de la question initiale# : « Pourquoi un seul peut gouverner un million, alors qu’il suffirait à ce million de dire non pour que le gouvernement disparaisse ? » C’est dans ce suffirait que réside entièrement le charme et le mystère du Discours, parce qu’il pose une question dont le lecteur ne voit pas l’absurdité. Celle-ci se révèle quand la Boétie prétend que la liberté ne coûte rien : « S’il lui coûtait quelque chose pour recouvrer sa liberté je ne l’en presserais point… », « La seule liberté, les hommes la dédaignent, uniquement, ce me semble, parce que s’ils la désiraient, ils l’auraient : comme s’ils se refusaient à faire cette précieuse conquête, parce qu’elle est trop aisée. » Il suffirait donc que les individus la désire pour qu’elle se réalise, et comme ils devraient être des millions à désirer un « bien si grand et si doux », elle devrait se cueillir comme un fruit mûr.
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