Le choix du défaut.
Français et Belges se sont mis d’accord le 8 novembre pour recapitaliser Dexia de 5,5 milliards d’euros, en sus des 6,5 procurés en 2011. Pendant ce temps-là l’Europe a pris la décision d’abandonner définitivement en 2014 le Programme Européen d’Aide aux Plus Démunis, dont le budget annuel est de 500 millions.
Le rapprochement est bien entendu choquant. Creusons cependant. Le fait que la somme ait été dégagée rapidement pour Dexia, ne signifie pas pour autant qu’elle ait été trouvée aisément. Cela ne signifie pas non plus qu’il soit beaucoup plus facile de dégager 5,5 milliards pour la finance que 500 millions pour les plus démunis, c’est que, dans le cas de ceux-ci, nos gouvernants estiment avoir encore le choix des sommes à allouer, alors qu’avec Dexia nous n’avons pas le choix. Un rapide calcul pour le pays le plus exposé des deux explique pourquoi. La Belgique vient d’avancer 2,915 milliards d’euros. En l’absence d’une telle décision, Dexia aurait fait faillite, les garanties de la France et de la Belgique auraient été activées, dont coût éventuel pour cette dernière : 54 milliards d’euros, soit un gonflement de sa dette publique de 15 %, entraînant une dégradation de sa notation de crédit, laquelle impliquerait une hausse du coupon réclamé par le marché des capitaux sur les emprunts qu’elle émet.
Absence de véritable choix donc. Si l’on cesse de venir en aide à Dexia, le risque systémique est immédiatement lisible en surface ; si l’on cesse d’aider les plus démunis, un risque systémique est là aussi présent, mais moins automatique, plus difficile à évaluer : plus souterrain, plus obscur. Il n’empêche : c’est bien la crainte d’un risque systémique de cet ordre qui avait conduit Bismarck à poser les premiers jalons de l’État-providence : assurance maladie-invalidité et système de retraites.
Si l’équation « 5,5 milliards pour Dexia = indispensable ; 500 millions aux plus démunis à l’échelle européenne = impensable » semble aujourd’hui aller de soi, il arrivera bientôt qu’iront également de soi : 5,5 milliards indispensables pour la banque Trucmuche … ou pour la banque Duschnock ou pour la banque… ; tandis que 500 millions sont impensables pour les classes de rattrapage … ou pour la médecine préventive… ou pour l’aide aux handicapés… la liste est longue ! On aura noté que dans le climat actuel, je me suis abstenu de mentionner de véritables noms de banques, de peur de provoquer une panique bancaire.
S’agit-il là d’hypothèses ? Hélas non : la Troïka (Union Européenne, Banque Centrale Européenne, Fonds Monétaire International), impose aujourd’hui à la Grèce – prétendument en notre nom à tous – de telles mesures dont on a pu constater dans les pays où elles furent mises en vigueur au cours des soixante dernières années, qu’elles font baisser le niveau d’éducation ainsi que l’espérance de vie.
Et c’est là la question essentielle que Dexia oblige à poser : jusqu’où ira-t-on dans de telles décisions « pragmatiques » qui, si elles apparaissent de simple bon sens en termes de comptabilité élémentaire, n’en minent pas moins, peut-être irrémédiablement, nos choix de société ?
Il est cependant possible de faire prévaloir les choix de société, sans même sortir pour cela du cadre capitaliste – si tant est qu’une telle condition doive être remplie impérativement.
Dans leur ouvrage Cette fois, c’est différent (°), Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff ont établi le catalogue de 750 ans de défauts sur la dette souveraine. Ils y notent que « la période de calme récente (2003 – 2008), durant laquelle les gouvernements ont en général honoré leur dette, est très loin de constituer la norme » (p. xxxi).
L’opprobre qui couvre la nation qui se déclare en défaut sur sa dette constitue le seul obstacle à ce remède pourtant très habituel. Le cas de Dexia souligne toutefois qu’il est temps d’y penser sérieusement, pas seulement pour la Grèce mais pour l’ensemble des pays membres de la zone euro, aucun d’entre eux ne se portant à moyen terme significativement mieux que la nation hellène. Un défaut simultané de l’ensemble de ces pays, accompagné d’une mutualisation instantanée de leur dette, permettrait de remettre l’Europe sur pied, tout en sauvant nos choix de société.
« Remède de cheval », dira-t-on. Sans doute, mais préfère-t-on assister au défaut l’un après l’autre de chacun des pays de la zone, scénario vers lequel nous nous acheminons en ce moment ? La France ne cause-t-elle, dit-on aujourd’hui, bien du souci à l’Allemagne ?
Le moment de la purge passé, un système robuste, prévenant l’éternel retour du défaut sur la dette souveraine, devra être mis en place. Si l’on en croit l’enquête de Reinhart et Rogoff, le capitalisme – sous aucun des visages en tout cas qu’il a pris au cours des 750 années récentes – ne constitue un candidat sérieux. Le moment est venu, mais il faut aller vite, d’offrir une seconde chance au projet d’une économie mondiale pacifiée défendu sans succès par Keynes en 1944 à Bretton Woods.
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(°) Carmen Reinhart & Kenneth Rogoff, Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière, Pearson, 2010