BIEN QUE TENACE, LE VIEUX MONDE EST DERRIÈRE NOUS, par François Leclerc

Billet invité.

La profonde addiction aux taux proches de zéro des banques centrales n’est plus à démontrer, conduisant celles-ci à confirmer la poursuite de leur politique dans ce domaine sans en indiquer la fin. Le système bancaire est toujours sous perfusion, invité à exercer ses ardeurs spéculatives afin de reconstituer ses réserves et se désendetter en douceur. Combien de temps cela va-t-il durer ainsi ? Nul ne s’aventure à le prédire. Une fois l’insolvabilité des créanciers publics et privés apparue dans toute son ampleur, une profonde dissymétrie de traitement a été instituée afin d’y remédier, opposant ceux qui ont bénéficié de largesses à ceux à qui a été enjoint de se serrer la ceinture. Mais bien que cela ne fonctionne pas bien du tout, il n’est pas question de changer de main.

La résorption de la dette publique a pour conséquence la mise en cause de l’État providence, plus ou moins brutale suivant les pays, annonçant une longue période de vaches maigres et l’accélération des inégalités sociales, aboutissant à une crise politique endémique dont il va falloir assumer les conséquences. Au lieu de s’interroger sur un système qui a montré ses limites en implosant, il a été choisi de le préserver à tout prix. Ne s’attaquant pas aux causes d’une crise dont l’analyse a vite été oubliée, la régulation financière s’est essoufflée dans une course poursuite sans issue. En application de cette logique, il n’a été trouvé comme recours que le retour d’une croissance économique qui n’est jamais apparue aussi vaine dans son principe, ne serait-ce que parce qu’elle n’est pas accompagnée d’un autre retour, celui de l’emploi. L’équation du bien-être n’a pas cette croissance-là comme solution.

Faute de mieux, la tentation de la planche à billet reste omniprésente. Si la Fed décélère prudemment dans ce domaine, la Banque du Japon annonce au contraire qu’elle pourrait si nécessaire aller au-delà de ses objectifs initiaux, et la BCE continue de tourner autour du pot, plus proche que jamais du passage à l’acte tout en espérant ne pas avoir à s’y résoudre. Illustrant la confusion ambiante, les banques centrales agissent en ordre dispersé. Ce qui ne les empêche pas, dans un monde financier mondialisé, d’accroître encore une masse monétaire déjà gigantesque par rapport à la taille de l’économie, non sans inévitables conséquences sur sa stabilité future.

La comédie de la politique vire à la tragédie. Qu’elles soient ou non élues, les autorités européennes se raccrochent à leurs certitudes et offrent le spectacle pitoyable de leur impuissance. Ne disposant pas des ressources permettant de financer une relance qu’elles voudraient salvatrice, démunies devant l’optimisation fiscale des grandes entreprises qui restreint celles-ci, elles en sont aujourd’hui réduites à fonder leurs espoirs dans une action de la BCE stoppant l’appréciation de l’euro afin de relancer leurs exportations, oubliant le poids de celles-ci au sein de la zone euro. En France, la voie choisie laisse particulièrement perplexe, l’amélioration des marges des grandes entreprises ayant peu de chances de se traduire par l’investissement, vu leur forte propension à distribuer des dividendes et aux perspectives de solvabilité des consommateurs. Reste comme créneau dérisoire la mise en cause du SMIC français afin de diminuer le coût du travail et le chômage…

Quel prix va-t-il falloir payer pour que les privilégiés soient confortés dans leurs aises ? Jusqu’où ceux qui se réclament d’une social-démocratie vont-ils renier leurs ambitions déjà limitées dont ils n’ont plus les moyens ? Quel est l’avenir d’une société qui n’a comme promesse que l’accentuation des inégalités humaines et la désinvolture vis à vis des ressources de la planète ? Quelles garanties démocratiques offre la trilogie constituée par les intérêts conjugués du monde financier, des entreprises transnationales et du pouvoir politique ?

La Fed annonce de nouvelles mesures destinées « aux banques les plus importantes et les plus complexes », qui les obligera à « conserver davantage de capital, de financement stable et d’actifs très liquides sur la base des besoins de financement à court terme ». Le Comité de Bâle publie de nouvelles règles afin qu’une banque puisse résister aux pertes résultant du défaut d’une contrepartie, afin de réduire les risques de contagion. Mais quel étrange spectacle les régulateurs nous offrent-ils ! Confrontés à un risque systémique qu’ils avouent eux-mêmes ne pas savoir endiguer, et au danger que représentent les établissements « too big to fail » (qui doivent impérativement être sauvés), ils accroissent leur ratio d’effet de levier (le rapport entre les capitaux propres et les actifs à leur valeur nominale), ayant implicitement admis que tout autre ratio dont le calcul repose sur leur valorisation était sujet à caution. Mais à quel niveau faut-il placer la barre ? Adopter le ratio de 5% est-il vraisemblable, comme il en est question, car cela suppose que les pertes ne seront pas supérieures à celui-ci ? Ce qui laissera entier, en tout état de cause, le problème posé par le déport dans le shadow banking non régulé des activité les plus risquées… Les mégabanques s’en étaient servi comme argument, expliquant que, tant qu’à faire, il était préférable qu’elles logent celles-ci. Montrant ainsi ce qui restait à faire : les interdire ! L’idée n’en vient pas à l’esprit, pas plus que n’est formulée la méthode qui permettrait de réduire les inégalités par ceux qui de plus en plus nombreux s’en alarment (si ce n’est par Thomas Piketty, exception notable).

Tant que l’os que représente la déstabilisation du système financier n’aura pas été avalé, les miasmes qui en ont résulté ne pourront pas être évacués et le monde retomber sur ses pieds. Car, pour y parvenir, cela impliquerait de sortir du cadre constitué. Certes, la précédente tentative dans ce domaine n’a pas été couronnée d’un franc succès, mais c’était il y a presque un siècle. Et qu’a à envier notre barbarie d’aujourd’hui à celle qui en a alors résulté ? Nos sociétés recèlent en elles-mêmes des ressources bien plus conséquentes pour affronter une telle rupture et sont nettement mieux armées pour s’y engager.

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