Questions en aval et en amont : les ultra-riches et la machine à concentrer la richesse, par Jacques Seignan

Billet invité.

Penser en amont est une stratégie nécessaire proposée par Paul Jorion et débattue et défendue ici sur son blog (LE TEMPS QU’IL FAIT LE 2 MAI 2014 ; L’IMPORTANCE DE PENSER « EN AMONT », par rienderien)

Considérons la question des inégalités qui est enfin devenue l’un des éléments fondamentaux du débat économique (notamment au sommet de Davos de janvier 2014 ou récemment aux USA avec le succès du livre de Thomas Piketty, « Le Capital au XXIe siècle », Ed. Seuil) et par conséquent politique : elle relèverait aussi d’une approche en amont. Et parler des inégalités excessives amène bien sûr à évoquer les fameux « 1% » et, en quittant la pure discussion économique, à se poser la question politique : qui réellement dirige nos affaires ? Sommes-nous dominés par un petit groupe d’individus, quel que soit le nom qu’on leur donne, « 1% », élite, aristocratie, oligarchie, kleptocratie, ploutocratie… ? Tous les faits disponibles convergent pour donner une réponse claire et positive.

Un nouveau chiffre est ainsi apparu : les 67 plus riches en 2014 (qui étaient 85 en 2013) possèdent autant que la moitié des humains les plus pauvres… De plus, dire qu’une très faible minorité de personnes dirigent le monde est effectivement prouvé par la fameuse étude des chercheurs de l’Institut Polytechnique de Zurich qui a montré que 147 sociétés multinationales (sur 43.000 !) contrôlent par des réseaux d’actionnariat 40% de la richesse cumulée des entreprises du monde entier ; on peut dire que les principaux dirigeants de ce groupe relativement infime comparé à la population mondiale peuvent agir en Maîtres du monde. Une autre information est donnée dans Le Monde daté du 29/4/2014 : « le montant des liquidités accumulées par les 2300 plus grosses entreprises américaines non financières (…) représente l’équivalent du produit intérieur brut de la Russie, soit 2000 milliards de dollars. Un trésor de guerre gigantesque qui ne demande aujourd’hui qu’à être investi ». Donc quelques magnats capitalistes jouent entre eux au Monopoly  – et ils ne sont pas toujours américains et seront probablement de plus en plus chinois dans un proche avenir. Quand des usines ou même des divisions entières rentables sont fermées ou démantelées, victimes de ces mécanos d’entreprises, il est difficile pour les salariés qui vont tout perdre de ne pas se sentir broyés par quelques êtres humains occupant la place de Seigneurs inaccessibles, au sens géographique et caractériel : lointains et impitoyables. Oui, il y a donc bien un groupe mondial dirigeant et très réduit que décrit par exemple Saskia Sassen dans une interview (1).

Ce groupe est essentiellement disparate car il comprend aussi bien de géniaux innovateurs partis de rien (S. Jobs), des prédateurs qui ont su être au bon endroit au bon moment (C. Slim), des spéculateurs hors pair (G. Soros), des dictateurs, des rentiers du pétrole et tous les héritiers de premier rang – femme ou enfants, mais vu les chiffres des patrimoines, il est clair que des générations de rentiers richissimes se mettent actuellement en place. Les innovateurs flamboyants jouent (sans le vouloir ?) un rôle idéologique majeur car leur réussite proclame que la société qui est la nôtre permet ces miracles et qu’ils sont à la source d’activités créatrices d’emplois (la fumisterie du ruissellement des richesses vers le bas).

Malgré leurs différences, principalement dues aux histoires contingentes de leur enrichissement pharamineux, ils ont des points communs. Ils ne se cachent pas (même si la plupart prisent la discrétion), leurs noms sont connus, leurs activités non dissimulées (même si certaines sont des zones grises et utilisent les havres fiscaux pour fuir les impôts), légales dans le cadre des lois et règlements existants, certes taillés sur mesure mais selon des voies démocratiques, en Occident du moins. Et surtout comme le dit S. Sassen, ce sont des « formations prédatrices», sortes d’associations, sans chefs, – où la concurrence peut être féroce et sans merci – et non une secte cachée ayant un objectif de domination secrète comme certains aimeraient le faire croire avec des intentions malsaines. Non, tout se passe comme si la majorité de ces ultra-riches ne « voulaient » que s’enrichir, sans fin… à la folie. Et leur pouvoir écrasant sur nos sociétés est à la fois une conséquence et un moyen de cette pulsion morbide. D’ailleurs certains d’entre eux, plus lucides sur leur condition humaine, créent des fondations ou font du mécénat car ils veulent ainsi se rapprocher des pauvres mortels…

Mais cette simple constatation sur la faiblesse numérique du groupe dominant pourrait entrainer un terrible danger dû à une fausse solution : penser à des solutions primaires et en apparence radicales. On confisque tout ; on les empêche de nuire ; on leur prend tout et basta ! Mais comme pour l’Hydre de Lerne, les têtes multiples d’un dragon repoussent inlassablement. Qu’enseigne l’Histoire ? Une société de classes a horreur du vide. Chaque révolution type « table rase » a dans un premier temps éliminé son oligarchie et dans un deuxième temps permis de remettre en place des couches dirigeantes qui en ont profité pour s’enrichir ou du moins obtenir de vrais privilèges les séparant du reste de leur peuple. Vassili Grossman donne dans  son grand roman – un chef-d’œuvre du XXe siècle –, « Vie et destin » (2), un témoignage impressionnant de cette apparition d’une nouvelle classe dominante en URSS, dans un pays « construisant le socialisme ». Une héroïne du roman voyage dans un bateau sur la Volga, en 1942, en pleine guerre donc, et elle se révolte, dans son for intérieur, devant les comportements et les privilèges de la nouvelle classe dirigeante, créée par le Parti, celle qui sera désignée comme la nomenklatura soviétique. D’ailleurs, à la chute de l’URSS, beaucoup de ses membres, ou de ses enfants, sauront se reconvertir en classe d’oligarques (dans tout l’ex-empire soviétique) après une escroquerie massive aux  privatisations. C’est une leçon à ne pas oublier.

« La machine à concentrer la richesse » est analysée par Paul Jorion. Cette machine produit des fortunes colossales et en conséquence des personnes ultra-riches ; on peut penser que des patrimoines ou leurs possesseurs, c’est la même chose mais cette nuance a son importance. En effet la fortune une fois créée, elle ne cesse de s’accroître par une accumulation systémique et, même s’il est vrai qu’un individu est comme un germe de nucléation dans une cristallisation patrimoniale, arrive un moment où ces personnes, ou ses héritiers, sont « possédés » par leurs biens immenses. Dans un premier temps il faudrait déjà songer à drastiquement ralentir le fonctionnement de la dite machine. Une solution simple, qui fut notamment mise en œuvre par Roosevelt, est évidemment d’imposer les revenus avec des taux fortement progressifs (jusqu’à 80%) ce qui opère une forte redistribution. D’autres actions « en aval » seraient également de remettre au goût du jour : des lois anti-trust, limiter les monopoles, lutter contre la corruption. Mais pour traiter « en amont », il faut alors se poser des questions plus fondamentales comme celles de la propriété, des intérêts payés pour les capitaux prêtés, de l’héritage, du vivre-ensemble sur une planète aux ressources limitées…

La question n’est donc pas de faire des révolutions purificatrices qui illusoirement ne traitent que les effets – en aval –  mais au contraire d’agir en amont… C’est donc un système produisant structurellement des immenses différences sociales, des ultra-riches, qu’il faudrait abolir et non se préoccuper de ces individus, finalement interchangeables et, pour certains, assez pitoyables dans leur soif de l’or.

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(1) – « Le capitalisme est entré dans des logiques d’extraction et de destruction »  par Saskia Sassen

Elle y déclare notamment : « Je ne parle pas de quelques individus ni même de multinationales obnubilées par leurs chiffres d’affaires et leur cotation en Bourse. Pour moi, il s’agit de « formations prédatrices » : un assemblage hétéroclite et géographiquement dispersé de dirigeants de grandes entreprises, de banquiers, de juristes, de comptables, de mathématiciens, de physiciens, d’élites globalisées secondées par des capacités systémiques surpuissantes – machines, réseaux technologiques… – qui agrègent et manipulent des savoirs et des données aussi composites que complexes, immensément complexes à vrai dire. Plus personne ne maîtrise l’ensemble du processus. »

(2) – Le Livre de Poche, pp 181 à 183. Tout ce passage raconte comment par un hasard de la guerre, Lioudmila est témoin d’une réalité qui ne devrait habituellement pas être vue : « Dans le bateau voyageaient, dans les cabines de 1ère classe, des responsables des ministères, bien vêtus, coiffés de bonnets d’astrakan. Dans les cabines de 2e classe voyageaient les épouses et belles-mères, chacune dans sa tenue respective, comme s’il y avait un uniforme pour les femmes de dirigeants et un autre pour les mères et belles-mères. Les femmes étaient en manteaux de fourrure et fichus blancs (…). Elles étaient accompagnées d’enfants aux yeux blasés. (…). [l’auteur indique que ces gens ont des provisions de riches : boites hermétiques, bouteilles aux bouchons cachetés]. Le bateau entier était réservé à des cadres du parti et du ministère qui revenaient à Moscou (…) mais à Kazan, les autorités militaires avaient ordonné de prendre à bord des soldats et des civils (…). [L’armée impose donc ces voyageurs importuns malgré la tentative des apparatchiks pour s’y opposer par un coup de fil au ministère]. C’était un spectacle étrange et incroyable que de voir ces soldats, en route pour Stalingrad, se sentant fautifs parce qu’ils dérangeaient des passagers forts de leurs droits. »

N.B. – Vassili Grossman était un correspondant de guerre extrêmement courageux et il a vécu en première ligne tout ce qu’il a écrit.

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