PROGRES ET INNOVATION TECHNOLOGIQUE, par Paul Tréhin

Billet invité

Permettez moi de revenir un peu plus longuement sur une idée que j’ai par ailleurs déjà exposée sur ce blog, idée que l’on ne peut parler de progrès que si une innovation technologique, sociale ou politique conduit à une réduction de la vitesse d’accroissement de l’entropie, en tenant compte des variables environnementales concrètes (climatiques, géologiques et géographiques) des populations auxquelles cette innovation prétend être adressée. Accroissement de l’entropie qu’aucune activité du monde vivant ne peut éviter de créer pour maintenir l’intégrité de son organisation. Mais le monde non vivant va lui-même vers une augmentation de l’entropie, pensez au tas de sable qui ne peut que se transformer en une masse irrégulière sans une intervention extérieure venue d’un être vivant. La vie est toutefois une exception locale et temporelle à cette augmentation de l’entropie du monde physique.

Remarquez qu’une manière d’éviter l’accroissement de l’entropie pourrait être d’adopter une attitude proche de la philosophie taoïste du « Non Agir » « Sans action sans parole sans pensée, le sage pénètre la raisons du monde » (Max Kaltenmark, LaoTseu et le Taoïsme, collection Microcosme, éditions du Seuil, Paris 1965)

Mais plus prosaïquement et toujours en empruntant à la philosophie taoïste liée au vide :

« On façonne l’argile pour en faire des vases, mais c’est du vide interne que dépend leur usage » LaoTseu, « Tao Tö King », collection Idées NRF 1977 p 71.

L’innovation n’a de valeur que si elle ouvre un espace propre à limiter l’entropie de nos activités, comme le vide à l’intérieur du vase limite l’entropie lors du transport d’un liquide par rapport à l’énorme accroissement de l’entropie que comporte le transport de liquide au creux des mains, pour lequel il faut faire de nombreux voyages pour étancher sa soif…

Toute activité provoque une augmentation de l’entropie, tout ce que nous pouvons espérer c’est que l’intelligence des êtres vivants, et en particulier celle des êtres humains arrive à ralentir cette augmentation de l’entropie par des inventions qui permettent de limiter au strict minimum possible les pertes d’énergies et de matières premières et de limiter aussi la création de déchets matériels visibles et invisibles, tout en fournissant à l’humanité la qualité de vie à laquelle elle a le droit d’aspirer en fonction de l’environnement dans lequel elle évolue. Dans ce domaine, sans vouloir imiter les solutions animales, il me semble que les êtres humains auraient intérêt à étudier ces solutions animales de lutte contre l’entropie, solutions obtenues très chèrement au travers de l’évolution darwinienne très dure et sur des centaines de milliers d’années, afin de mesurer les réels progrès faits par certaines espèces animales dans leur utilisation mesurée des ressources et d’essayer d’éviter les erreurs qui ont conduit certaines espèces à l’extinction… La recherche d’inspiration serait entre autre bienvenue dans les constructions d’habitats… de nombreux animaux ont inventé des systèmes de climatisation et de protection contre les intempéries d’une efficacité remarquable vis-à vis de l’utilisation des ressources disponibles dans leur environnement usuel. A propos de l’intérêt d’une meilleure connaissance de comportements animaux je ne peux que recommander l’excellent petit livre de Dominique Lestel « Les origines animales de la culture« , Collection Champs, Flammarion, Paris 2003

Nous ne pouvons pas parler de progrès si une invention aboutit à l’effet inverse de ce que je viens de proposer, c’est à dire que cette invention entraine encore plus de gaspillages de matières premières et d’énergie ainsi que de création de déchets que ne le faisait l’état précédent des connaissances pour préserver la survie dans des conditions convenables. Le cas d’espèce étant l’apparition de voitures de plus en plus lourdes et de plus en plus gourmandes en énergie et matières premières (Vance Packard. « L’Art du gaspillage » Calmann Levy 1962 : Traduit de l’anglais « The Waste Makers ») dont le contenu en matière d’innovation se résumait à des ajouts de chrome par ci par là, quoique, l’invention de la boite automatique et la direction assistée ait pu réduire à sa manière l’entropie en facilitant la conduite, mais à quel prix énergétique…

En fait, même dans ce sens précis du mot progrès, il est possible de dire qu’il y a eu au cours du développement de l’humanité de réels progrès.

Contrairement à certains commentaires, je pense qu’il est indispensable de prendre en considération les premières étapes de l’hominisation, en tout cas en ce qui concerne les êtres humains. Suivant en cela les recherches de grands paléo-anthropologues tels que Leroi-Gourhan, dont j’ai déjà cité les travaux sur la capacité de nos ancêtres dès le Paléolithique inférieur à tirer progressivement de plus en plus de tranchant des noyaux de silex, ressource relativement rare et demandant d’énormes dépenses d’énergie pour aller les chercher. On peut réellement parler ici de progrès, car avec moins de gaspillage d’énergie et de matière première, les êtres humains pouvaient assurer leur survie a un niveau égal ou supérieur à leur situation précédente… On pourra également consulter les travaux du préhistorien anglais Colin Renfrew ou de McClellan Science and Technology in World History (John Hopkins, 1999) et plus précisément à propos de la Chine l’énorme travail de Joseph Needham : Science and Civilisation in China.

On peut estimer qu’avec l’exploitation de puissances disponibles, telles que l’esclavage ou l’attelage animal, puis beaucoup plus tard les moteurs thermiques, les êtres humains ont commencé à gaspiller de plus en plus ressources pour satisfaire leurs besoins personnels au dépend de la nature et des autres hommes… Cela dans une stratégie individualiste ou même nationaliste : les hommes ayant à leur disposition des moyens d’accroître leur qualité de vie, au moins selon leur perception de la qualité de vie, sans avoir à se fatiguer eux-mêmes, se sont mis à produire des innovations parmi lesquelles il allait devenir difficile d’identifier un progrès au sens défini précédemment : innovations permettant de limiter l’accroissement de l’entropie… Mais comme le faisait remarquer Paul Jorion, certaines de ces innovations devaient malgré tout aboutir à une survie plus générale de l’espèce humaine et même à des réductions non attendues de l’augmentation de l’entropie, mais le prix à payer fut tragiquement élevé à tout points de vue… Je pensais à la construction des voies romaines par les esclaves de l’empire romain. Savez vous que nombre de nos autoroutes actuelles suivent des trajets très proches de ceux d’anciennes voies romaines ? Chacun trouvera de nombreux autres exemples de progrès réels au sens précédemment défini…

« On se persuade mieux, pour l’ordinaire, par les raisons qu’on a soi-même trouvées, que par celles qui sont venues dans l’esprit des autres » (Pascal Pensées)

Vaste sujet que vous allez devoir aborder Paul… Comme je l’ai dit j’aurais bien aimé aller vous écouter à Paris… Mais cela ne serait pas raisonnable en matière d’augmentation de l’entropie…

A mon avis, l’avenir du progrès dépendra de la capacité de l’humanité à pouvoir distinguer d’un côté les innovations capables de réduire l’augmentation de l’entropie de la planète tout en permettant le maintien et si possible l’augmentation de la qualité de vie de tous les humains qui l’habitent, qualité de vie qui passe bien entendu par le maintien en état de la dite planète sans gaspiller ses ressources et sans  « la salir » avec des déchets en constante augmentation.
Et de l’autre distinguer les innovations qui font le contraire, c’est à dire qui accroissent l’augmentation de l’entropie planétaire.

Il serait intéressant d’approfondir l’analyse de Buckminster Fuller sur ce point, partant de l’étude des principes de la thermodynamique dit dans son livre « Utopie ou Oubli » dont j’ai déjà commenté quelques pensées, il dit : en gros, en fonction du 1er principe de la thermodynamique, au niveau de l’univers dont fait partie la Terre (Vaisseau spatial Terre, comme il l’appelle) il ne peut y avoir ni gain ni perte d’énergie. La vie participe de l’équilibre entropique de la planète, sans la vie le planète se désagrègerait vers son niveau de plus grand désordre. Il continue : plus il y a de vie moins l’entropie globale augmente car la vie contribue au maintien de l’ordre des éléments terrestres… Il devient plus difficile de le suivre quand il dit que les activités humaines s’inscrivent naturellement dans cette évolution, n’oublions pas qu’il était un optimiste en matière du potentiel des sciences et de la technologie à résoudre à la fois les problèmes d’une humanité pouvant exister correctement au niveau de ses besoins fondamentaux sans pour autant gaspiller les ressources de la terre, au contraire en en utilisant même de moins en moins…

Cependant son optimisme ne résiste pas aux constatations que pouvaient cependant faire tout observateur dès les années 1950. Mais Buckminster Fuller fondait son analyse sur son propre domaine d’expertise (architecture appliquée) et sur une foi en la capacité humaine d’utiliser la raison…

Il faisait cependant l’observation que science et technologies n’avaient plus de guides… Ce qui a inspiré ma remarque ci-dessous :

Si nous n’arrivons pas à trouver les méthodes et les organisations sociétales qui permettront de faire cette distinction entre vrai progrès et faux progrès, selon la proposition faite par avant dans ce billet, il est très probable qu’il n’y aura pas d’avenir du progrès… et même pas d’avenir de l’humanité plus généralement…

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  1. Tout cela est bel et bien , mais le fait est que le royaume uni est encore une démocratie où…

  2. https://www.lemonde.fr/pixels/article/2025/07/11/soupcons-d-ingerences-etrangeres-sur-x-l-enquete-francaise-se-rapproche-d-elon-musk_6620705_4408996.html

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