L’actualité de la crise : LA LOGIQUE DU PONT-LEVIS, par François Leclerc

Billet invité

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Un front des banques allemandes s’est levé, afin de refuser toute ingérence d’un organisme de surveillance – en l’occurrence la BCE – au nom de leurs particularismes et de leurs petites faiblesses cachées, mais aussi du risque de se voir mettre à contribution via un fonds européen pour sauver les établissements d’autres pays. Les caisses d’épargnes, mutuelles et banques régionales (Landesbanken) qui le composent représentent 70 % des dépôts en Allemagne.

La perspective d’une séparation précisément des activités de dépôt des opérations spéculatives suscite également une levée de boucliers, cette fois-ci dans le rang des banques universelles. Toutes s’entendent pour obtenir le report des échéances de renforcement de leurs fonds propres prévues par Bâle III. On n’en finirait pas d’énumérer, sur tous les dossiers ouverts, dont certains à peine ou même vite refermés, comment les établissements financiers freinent des quatre fers avec succès devant les tentatives pourtant très mesurées de les contrôler, les réguler et les renforcer. Ils veulent rester maîtres chez eux.

Mais ce feuilleton est relégué en seconde partie de soirée par la poursuite de la crise de la dette publique. Le danger de l’éclatement de la zone euro sert de commode paravent, accompagné de la mise en avant d’une nouveau progression, mais pas n’importe laquelle, dans la construction européenne. Toutefois, si les tenants de la stratégie poursuivie contre vents et marées sont revendiqués, tous ses aboutissants ne sont pas encore apparus.

L’Espagne en fournit un exemple. Devant le danger représenté par une dette régionale qui dérapait, Mariano Rajoy tente d’appliquer aux régions la même recette que celle qui prévaut vis-à-vis des États au sein de la zone euro. C’est donnant-donnant : une aide financière pour les soustraire du marché assortie de la rigueur financière en contrepartie. Madrid a donc créé un fonds de soutien aux régions, équivalent du FESF/MES, et veut obtenir des engagements de diminution de leurs dépenses, notamment dans le domaine social, de la santé publique et de l’éducation.

Mais cela ne fonctionne pas mieux à ce niveau-là ! Parce qu’il y a des limites à l’insupportable et que les politiciens locaux ne sont pas chaud pour les éprouver davantage, et parce que cela revient à mettre en cause l’autonomie des régions qui a accompagné l’aggiornamento du pays. À la pointe de la contestation, la Catalogne, la région la plus riche du pays, dont le PIB est équivalent à celui du Portugal.

Pour les dirigeants de cette région, il est hors de question de souscrire aux engagements réclamés par Madrid, en vertu du principe énoncé en d’autres temps par Margaret Thatcher (« I want my money back !» – « je veux récupérer mon argent »), arguant des impôts qu’ils payent à Madrid. Cette attitude n’est pas non plus sans rappeler celle de Mariano Rajoy, qui ne veut pas apparaître comme pliant devant les exigences de Bruxelles et des autres pays européens. Décidément, chacun entend rester maître chez soi, ou à défaut faire semblant.

Mais au jeu des ressemblances – déjà pratiqué lorsque l’on a comparé les États-Unis d’Amérique avec ceux d’Europe – les choses ne s’arrêtent pas là. La Catalogne renvoie à la Padanie, ce concept autonomiste du riche nord de l’Italie, ainsi qu’à la tentative de la Ligue du Nord de revendiquer son appartenance à la zone euro pour mieux en exclure le Mezziogiorno, ce sud pauvre qu’elle ne veut plus assister. Ou bien, dans un autre genre, au récent projet du gouvernement grec de créer des zones économiques spéciales afin d’attirer l’investissement privé grâce à des avantages fiscaux et administratifs. Ou bien encore à la fiscalité irlandaise avantageuse pour les grandes entreprises transnationales, combattue en son temps et sans succès par Nicolas Sarkozy. Dans tous les cas, des privilèges sont créés de toute pièce dans des enceintes protégées afin d’attirer les riches.

Il ne s’agit donc pas du seul éclatement de la zone euro auquel nous assistons, telles que les sorties massives de capitaux de pays comme l’Espagne et la Grèce les illustrent. Un tiers des dépôts bancaires se serait envolé dans ce dernier pays depuis 2009, ce qui représente 80 milliards d’euros. Nous assistons également à la généralisation chez les mieux dotés d’un réflexe protecteur qui met en cause la solidarité et la péréquation nationale. La désagrégation n’est pas seulement financière, elle atteint l’organisation des États, quand ils s’unissent ou même en leur sein quand les régions les plus riches se replient sur elles-mêmes.

Dans les pays émergents, cela prend encore une autre dimension. Cela se manifeste par la séparation géographique de l’habitat des riches avec celui des autres, qui est poussée à l’extrême au Brésil par exemple, sauf à Rio dont c’est un des problèmes. Après les condominios fechados brésiliens (les résidences fermées), un autre concept a fait fureur, les villes fermées, à la manière des châteaux forts du Moyen Âge, mais à la différence qu’il n’est pas question de s’y réfugier quand l’envahisseur survient… Au Brésil, la première d’entre elles qui a joué un rôle pilote s’appelle « Alphaville », cela ne s’invente pas.

Les applications de la puissante logique de l’enfermement, symbolisée par ces murs qui partout dans le monde sont érigés pour se protéger des autres, et plus particulièrement des pauvres, ne manquent décidément pas.

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