La monnaie (III) Les vrais coupables

À paraître à l’Institut Momentum.

La croissance, effet induit du prêt à intérêt

Venons-en à la croissance. Le paysan propriétaire de sa terre doit obtenir la quantité X de grain pour subvenir aux besoins de sa famille. S’il est métayer dans le cadre d’une formule « cinquante / cinquante », il devra produire du grain dans la quantité 2 X. La croissance sera nécessaire pour lui permettre d’acquitter la rente qu’il s’est engagé à verser au propriétaire de la terre qu’il cultive.

La rente, qui exige la croissance, est inscrite dans l’institution qu’est la propriété privée des moyens de production. La rente est sans rapport immédiat avec l’argent ou la monnaie en tant que tels : le versement de la part dans le cadre du métayage peut se faire en argent mais il peut tout aussi bien avoir lieu en nature : en grain dans l’exemple donné, ce qui est d’ailleurs la formule traditionnelle. La croissance – et la spoliation de celui qui n’apporte que son travail – ont été inscrites dans la propriété privée des moyens de production, sans doute bien plus tôt, historiquement, que l’invention même de la monnaie.

Les versements d’intérêts sont omniprésents. Dans les années 1990, un chercheur allemand, Helmut Creutz, avait calculé que dans le prix des marchandises que nous achetons, 30% à 40% constituent la rémunération d’intérêts à verser à quelqu’un quelque part.

Au sein de la zone euro les nations membres sont liées par ce qui s’appelle le Pacte de stabilité. Une implication mathématique de ce pacte est que si la croissance d’une nation n’est pas supérieure au taux d’intérêt d’émission « moyen » de sa dette (il s’agit en fait du taux associé à son « centre de gravité »), autrement dit de la somme totale qu’elle a emprunté, son déficit augmente. Il ne s’agit pas d’une règle arbitraire : il s’agit là de l’expression sous forme de règle du fait que l’objectif de la croissance est le versement des intérêts sur les sommes empruntées.

La croissance est une nécessité qui s’impose aussitôt que l’on admet le principe du versement d’intérêts, indépendamment de l’existence ou non par ailleurs d’un système monétaire, et la chose est vraie que la monnaie ambiante soit une monnaie marchandise, gérée ou fiduciaire, peu importe. La nécessité de la croissance est inscrite dans la logique de la propriété privée des moyens de production et du paiement d’une rente lorsqu’un capital est prêté ; le système monétaire ambiant est absolument neutre de ce point de vue.

La conclusion est donc inévitable : les problèmes qui sont ceux de nos systèmes économiques et financiers sont indépendants de la nature de notre système monétaire et sont présents sous la même forme exactement dans une économie non-monétaire, du moment que cette économie est fondée sur la propriété privée des moyens de production.

 

Les monnaies parallèles ou complémentaires 

Que penser alors des initiatives de monnaies alternatives, parallèles ou complémentaires ? Beaucoup d’espoir est aujourd’hui fondé sur elles mais à tort comme on l’aura déjà deviné à partir de ce qui précède, car les problèmes qu’il s’agit de résoudre demain ne sont pas du ressort des monnaies en tant que telles.

Par ailleurs l’argumentaire des promoteurs de ces monnaies alternatives révèle dans la plupart des cas une mécompréhension des mécanismes monétaires. Ainsi, comme nous l’avons vu, les systèmes monétaires ont évolué historiquement des monnaies marchandises aux monnaies fiduciaires, en passant par les monnaies gérées. Or les promoteurs des monnaies alternatives situent invariablement leur problématique dans la perspective d’une archaïque monnaie marchandise, où la question serait essentiellement de découvrir un substitut à l’or d’autrefois, un substitut dans le rôle de représentant de la richesse, « à signification écologique » de préférence cette fois. Les candidats substituts sont alors nombreux : panier de matières premières non-renouvelables, énergie, semences, indice de qualité de l’environnement, voire indice du bonheur, etc. Dans le cas de la monnaie purement numérique appelée Bitcoin, enfant chéri de la pègre en raison de sa circulation en-dehors d’un cadre étatique, le souci d’établir un parallèle avec d’anciennes monnaies marchandise a été poussé jusqu’à appeler « extraction » (mining) le processus par lequel des bitcoins supplémentaires sont introduits dans le système par une procédure algorithmique.

De telles initiatives de bonne volonté ignorent que l’expérience des cent dernières années nous a prouvé qu’une monnaie proprement dite : une monnaie fiduciaire, n’est adossée à rien sinon à la garantie d’un État, par contraste aux archaïques monnaies marchandise qui ne sont en fait rien d’autre, comme nous l’avons vu, que des systèmes avancés de troc où celui-ci s’effectue par le biais de la marchandise générique qu’est un métal précieux.

Que signifie précisément la garantie de l’État dans le cas d’une monnaie fiduciaire comme nous les connaissons aujourd’hui ? Deux choses : en premier lieu, la sécurité du système en termes de poursuites engagées automatiquement contre les faux-monnayeurs et leur mise hors d’état de nuire par une organisation qui combine une police pour les arrêter, un appareil judiciaire qui les juge et les condamne et un système carcéral qui les maintient sous les verrous le temps que le juge aura déterminé. Et en second lieu, une banque centrale qui gère la monnaie en en maintenant la masse en circulation relativement constante par rapport à un niveau de développement économique donné, en en diminuant la masse en période de récession de l’économie et en en augmentant la masse en période d’expansion. Une telle gestion s’effectue essentiellement en modulant la masse monétaire en circulation, composée en sus d’argent proprement dit, de reconnaissances de dette utilisées dans un rôle de pseudo-monnaie : la « monnaie bancaire » de Keynes. Cette capacité à faire grossir la masse monétaire alors que la somme d’argent au sein du système monétaire demeure constante, c’est ce que j’ai appelé dans L’argent mode d’emploi (2009 : 371-392), la « dimensionnalité » de la monnaie ; quand John Maynard Keynes évoque le même mécanisme en termes très généraux, il l’appelle « le principe même du système bancaire ».

Une organisation de ce type, qui permet le fonctionnement d’une monnaie fiduciaire moderne, manque bien entendu dans le cas des monnaies parallèles ou complémentaires, qui doivent soit se placer sous l’ombrelle protectrice d’une organisation étatique, soit régresser vers le statut de monnaie marchandise, soit encore, comme le Bitcoin : prétendre au statut de monnaie fiduciaire et tenter de se débrouiller toutes seules, au risque de devenir la proie et/ou l’instrument, de tous les aigrefins du monde.

 

Conclusion

La solution de nos problèmes économiques n’est pas à rechercher dans la monnaie en tant que telle, seule marchandise dont l’usage propre et l’usage d’échange sont confondus, et dont le rôle est neutre. La solution recherchée réside dans l’élimination des deux pratiques financières que sont le prêt à intérêt et la spéculation dans le cadre de la propriété privée des moyens de production ; aucune manipulation du système monétaire existant ni non plus la création de systèmes monétaires alternatifs ne peut malheureusement conduire vers cette solution. Il existe cependant une solution globale à tous nos problèmes économiques, qui passe bien par la monnaie : son abolition, qui rend sans objet la propriété privée des moyens de production, le prêt à intérêt et la spéculation.

 

Références bibliographiques

Jorion, Paul, L’argent mode d’emploi, Paris : Fayard 2009

Keynes, John Maynard, A Treatise on Money, Londres : Macmillan 1930

Piron, Sylvain, « Albert le Grand et le concept de valeur », I Beni di questo mondo. Teorie etico-economiche nel laboratorio dell’Europa medievale, R. Lambertini, L. Sileo (Ed.), 2010 : 131-156

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