Billet invité.
Emmanuel Todd, qui vient de publier un livre consacré aux manifestants du 11 janvier : Qui est Charlie ? (Le Seuil) et que l’on entend et voit beaucoup dans la presse à l’occasion de la sortie de cet ouvrage, est convaincu par sa thèse sur les deux France, dont l’une, issue de son ‘catholicisme zombi’, aurait manifesté (et bien plus massivement) inconsciemment contre les valeurs républicaines à travers la défense d’un laïcisme excluant de fait les ‘opprimés’ que sont les Musulmans en France.
C’est évidemment un raccourci très réducteur, mais Todd tient là son fil rouge, qui le mène in fine à l’antisémitisme, par rejet du religieux à travers toutes ses formes : dans le vide du catholicisme zombi, la figure du musulman viendrait s’inscrire en négatif pour tenter de combler ce qui peut l’être. Et d’évoquer pour la première fois son identité juive comme étant menacée par ce ‘néo-républicanisme’ portant en lui l’orage comme les nuées.
Le souci donc pour déconstruire le phénomène toddien est qu’il est nécessaire de déconstruire aussi la sociologie toddienne et sa géographie car Todd s’y appuie. Le souci c’est que l’étude de la Fondation Jean Jaurès confirme les données statistiques et géographiques et propose un portrait inversé de celui tendu par Todd sur les manifestants, à savoir ceux qui n’ont pas manifesté. Le souci c’est que cette dernière étude démontre que la réalité conforte l’idéologie explicative de la réalité pour une partie croissante de la population, à savoir une mentalité d’assiégés. Le souci c’est que le ‘pamphlet’ de Todd (qui n’est pas qu’un simple pamphlet pour lui mais bien un travail scientifique), s’il est vérifié, tendrait à prouver que ces deux réalités peuvent se joindre comme les deux mêmes faces opposées dans une représentation identitaire défensive face à des ‘agressions’, la figure commune se trouvant être le Musulman (figure religieuse/laïcité, figure étrangère/Nation).
Je ne partage pas la représentation victimaire des Musulmans de Todd, qui souligne d’ailleurs la grande diversité des situations et paradoxalement la baisse de la prégnance de la pratique religieuse, confirmant ainsi la représentation culturelle et non pas religieuse de ce qu’est un Musulman. Je ne partage pas non plus sa distinction sur les degrés d’assimilation, des Juifs comme des Musulmans, qui in fine se sont révélés inopérants face à l’idéologie raciste nazie, qui a fait fi de cette notion : l’assimilation (à quoi d’ailleurs ?) n’est pas une condition nécessaire ni suffisante pour préserver la paix sociale, des ‘assimilés’ comme des ‘assimilateurs’.
Mais je partage sa crainte d’un laïcisme radical, qui viendrait s’agréger à l’idéologie d’assiégés portée par le FN pour une improbable union sacrée de défense de la République où l’on immolerait, à travers la figure du Musulman, les idéaux d’égalité et de fraternité, et les libertés individuelles au nom de la nécessaire sécurité collective.
« Il va falloir savoir quoi faire de ce rêve éveillé, si nous ne voulons pas retourner dans nos cauchemars, » écrivais-je le lendemain du 11 janvier. Rêve d’une absence d’assignation forcée, quand bien même étais-je conscient de l’instrumentalisation incontournable en cours, quand bien même je n’étais pas Charlie Hebdo au sens où je ne partageais pas leur point de vue. Le silence et les vagues d’applaudissements résonnent encore en moi.
Peut-être ai-je été berné, ou me suis-je berné moi-même. Je n’en ai pour autant pas plus honte aujourd’hui qu’hier d’y avoir participé, sans avoir le sentiment d’avoir été à l’avant-garde vichyste que dénonce Todd. Sans doute parce qu’avant même le 11 janvier je portais déjà en moi le débat par nécessité personnelle.
Mais la question, mise sous le boisseau du silence et des applaudissements, n’a pas été reposée les jours d’après. Emmanuel Todd la fait resurgir violemment, dénonçant ce qu’il dénomme une imposture et ce que j’appellerais une posture, une position moralisante, auto-satisfaite de ce que nous sommes, ou plutôt de ce que l’on nous présente comme étant nous.
Ce n’était donc pas un rêve, sinon l’instant passé d’une illusion, celle d’une réaction instinctive mais éveillée. Todd, c’est le Freddy de notre mauvaise conscience qui vient nous rappeler à la réalité.
Forcément, c’est du brutal. Mais la tempête (médiatique, ici et là, par exemple) montre qu’il a touché là un point vital.
Sachant que l’histoire ne se répète pas mais qu’elle bégaie je me suis mis à penser qu’il y avait du…