L’Europe virtuelle, par Zébu

Billet invité.

Comme un Titanic déchirant sa coque d’insubmersibilité sur l’iceberg de la réalité, l’Europe prend soudainement conscience de son naufrage face au drame de ce qu’elle dénomme les migrants, pour mieux distancier ces réfugiés qu’elle ne voulait pas voir jusqu’alors.

Il n’y avait pourtant rien de bien nouveau avant qu’un enfant syrien de 3 ans ne se noie puisque des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants sont morts avant lui dans leurs tentatives de traversée désespérée parce que livrées aux passeurs et à leur inhumanité (ou à la part la plus sombre de l’humanité), délivrant ainsi à la Méditerranée le surnom de cimetière, un surnom bien injuste à une mer jusqu’à maintenant bien nourricière pour les peuples qui ont occupé ses rivages, un surnom pour mieux masquer la responsabilité des hommes

C’est sans doute parce que les réfugiés se noyaient jusqu’alors en pleine mer la plupart du temps et loin de ses côtes que l’Europe et ses habitants ne prenaient pas conscience de ce qui se jouait : il a fallu la mort d’un enfant seul sur une plage balnéaire turque juste en face des rivages européens pour que quelque chose se déclenche, comme le signal d’une mort de trop, pour que la prétention de l’Europe à ne pas participer des réalités de ce monde ne se trouent comme une baudruche trop gonflée d’orgueil sur une infime épingle.

Car à la vérité, ce corps sans vie d’un enfant incarne plus que son seul cas.

Il représente évidemment les réfugiés de conflits actuels qui se situent aux portes de l’Europe, mais aussi tous les réfugiés qui fuient la sempiternelle guerre humaine, comme les Arméniens avant eux fuyant le génocide turc, ou les Espagnols fuyant les ravages de la guerre civile, ou les réfugiés politiques que l’on accueillait alors à bras ouverts lorsqu’ils avaient réussi à passer le rideau de fer ou le mur de Berlin, comme les Juifs expulsés d’Espagne lors de la Reconquista et qui se sont réfugiés dans les pays ou empires arabes bordant les rives de cette même Méditerranée, notamment au Maroc, avant que de repartir cette fois-ci volontairement des siècles plus tard sur une autre rive de cette même mer en Israël.

Mais il représente aussi le cas de tous les enfants victimes de conflits comme les enfants-soldats d’Afrique subsaharienne ou victimes de la faim : 45% des causes de décès d’enfants de moins de 5 ans dans le monde, soit plus de 3 millions chaque année, sont dues à la malnutrition et à la faim.

Plus largement, il représente l’indifférence au monde d’une Europe qui s’est détachée de sa réalité en ce monde, sans même attendre les promesses de science-fiction d’un Elysium, d’un continent délivré des contingences matérielles, de ses propres contingences, un comble pour un continent si matérialiste et pourtant jamais avare de leçons de morale et d’humanisme quand il examine comme un entomologiste, avec précaution et des pincettes, ces réalités humaines éloignées.

Il faut ainsi une bonne dose de cynisme pour pouvoir, la main sur le cœur et à contre-temps ou toujours en retard d’une vague de réfugiés, affirmer et promouvoir les droits inaliénables de cette humanité en détresse,  qui là pour construire un nouveau centre d’hébergement, qui là à vouloir prendre une part comme un comptable qui reproduirait un discours illustrant la tyrannie des chiffres, quand certains en France il y a quelques années encore proclamaient pour d’évidentes raisons politiciennes des discours sur les Roms ou font toujours la promotion d’une immigration contrôlée. On nous répondra dans une savante analyse que ces migrants-réfugiés n’ont rien à voir avec ces immigrés qui font rien qu’à venir manger le pain des Français, pour justifier à la fois l’incapacité de l’Europe devant la tyrannie du nombre des réfugiés en masse et à la fois ses politiques répressives quant il s’agit de destins individuels.

Ou quand le droit facilite ainsi la légitimation du rapport de forces en présence, puisque rien, à l’évidence, sauf à construire des murs (et encore : La Frottera n’a jamais stoppé l’immigration mexicaine, malgré la puissance américaine) ou à emprisonner et à tuer en masse ces gens comme le feraient de vulgaires dictatures (et encore : les dictatures n’interdisent pas aux personnes d’entrer, seulement d’en sortir),  ne permet de stopper cet irrépressible mouvement …

Et pourtant, il y aurait quelques leçons à recevoir pour l’Europe du rôle joué par des pays limitrophes au  conflit syrien ou irakien, notamment le Liban qui accueille des réfugiés jusqu’à un quart de sa population sur son sol, sans oublier la Turquie ou la Jordanie, pays qui n’ont aucun lien avec ces conflits, quand d’autres pays limitrophes, à commencer par les pays du Golfe et en premier lieu l’Arabie Saoudite, pays qui dispose de ressources autrement plus importantes, ont directement ou indirectement eu partie liée avec ces conflits, en finançant tel ou tel acteur de ces guerres. Des pays d’accueil qui n’en peuvent mais et qui n’ont pas vocation à devenir les gardes-chiourmes de cette Europe qui, même lorsqu’elle se barricade derrière des murs et des barbelés comme en Hongrie et bien avant cela à Ceuta et Melilla, enclaves espagnoles en territoire marocain, même lorsqu’elle finance (chichement) ces pays riverains partenaires dans la lutte contre l’immigration illégale, même lorsqu’elle passait en sous-main des accords avec des dictatures qu’elle contribua à mettre à bas ensuite comme en Libye pour gérer ces flux migratoires, se défausse de ses responsabilités, directes et indirectes.

Il y aurait sans doute une forme d’injustice pour l’Europe à ce qu’elle soit accusée de tous les maux qui sont à l’origine de ce phénomène. Pour ne considérer que la Syrie et l’Irak, il n’y a guère d’efforts à fournir trop longtemps pour se souvenir qu’en premier lieu, c’est bien l’intervention américaine en Irak de l’administration Bush sous couvert de monumentaux bobards concernant des armes de destruction massive jamais retrouvées qu’un tel conflit a été généré, que l’administration Obama a tenté ensuite d’éteindre comme des pompiers le font, en faisant face à des retours de flamme récurrents, une responsabilité que l’Europe devrait renvoyer aussi aux Etats-Unis pour participer à une réponse globale de ce phénomène d’exode massif, une Europe habituée surtout à déléguer aux USA la gestion de son absence au monde.

Sur la Syrie, c’est surtout l’absence de politique commune européenne qui a prévalu quand dans le même temps l’administration américaine d’alors, instruite par le précédent irakien, se refusait à intervenir dans une guerre civile entre un pouvoir tyrannique et une population qui versa progressivement à un recours aux armes. Il y a là aussi des failles monstrueuses pour l’Europe, quand celle-ci appelle au départ de Bachar Al Assad sans pour autant donner les moyens militaires aux insurgés, au départ peu versés dans l’islamisme radical, pour se défendre ou atteindre les buts souhaités par cette même Europe, ou quand celle-ci, en connaissance de cause, laisse ses partenaires du Golfe financer des mouvances extrémistes dont la plus radicale finira par être Daech, sous prétexte que de telles armes ne tombent en de mauvaises mains ou que l’influence de l’Iran, auquel on finira par demander son appui régional sur le sujet et avec lequel on est en voie de signer un accord sur le nucléaire, ne soit par trop prégnante, sans oublier la sempiternelle crainte turque qu’un hypothétique état kurde ne vienne s’insérer dans tout ce magma.

Comme si tous ces pays, si inquiets des conséquences de leurs actes, n’étaient pas tous des producteurs-vendeurs ou des acheteurs parmi les plus importants au monde d’armes, lesquelles, comme on le voit en Libye par exemple, peuvent tomber en de mauvaises mains …

Faut-il d’ailleurs rappeler la responsabilité directe cette fois de deux des pays parmi les plus importants de l’Europe, à savoir la France et le Royaume-Uni, dans la crise actuelle en Libye, laquelle a un effet direct sur le sujet des réfugiés et de la migration des hommes vers l’Europe ? Peut-on aussi rappeler qu’une ministre française de l’Intérieur proposait à la Tunisie de Ben Ali son expertise quant à la gestion de l’ordre public ? Ou même le soulagement patent des démocraties européennes devant le retour à la normale d’une Égypte qui avait eu le tort de mettre à sa tête un islamiste, un retour de l’armée égyptienne au pouvoir qui profiterait quelques mois plus tard à l’avionneur français le plus célèbre (et non à la France, comme on se complaît à le dire), un surarmement dont on voit mal quelle peut être la part d’apaisement qu’il peut apporter dans une région en proie à une telle crise ?

Faut-il enfin rappeler que lors de l’effondrement du Mali lors de la progression des mouvances terroristes islamistes, seule la France est intervenue, confortant ainsi l’Allemagne (et les autres pays européens hormis le Royaume-Uni) dans l’idée que l’Europe est d’abord une conception marchande et qu’elle n’a pas vocation à se substituer au parapluie américain ?

Des positions que l’on pourrait dénommer comme autant des postures, comme autant de signes que l’Europe s’est désarrimée du monde, à l’inverse d’une Amérique interventionniste pour le pire la plupart du temps ces dernières décennies mais qui à l’inverse d’une Europe qui se dédie entièrement au commerce assume toutes les facettes de son rôle si décrié de gendarme du monde, en bien comme en mal.

Cette Europe là a ainsi cru qu’avec la fin de la colonisation européenne du monde et la fin de la dictature sur son sol vers les années 1975, elle allait enfin pouvoir se consacrer paisiblement à son doux commerce, pour elle-même et surtout pour les autres, une Europe des marchands qui remplacerait positivement cette Europe de la canonnière si décriée, lui permettant enfin de dormir du sommeil des justes. Ainsi, en 2013, l’Europe de l’Union représente la première zone économique au monde, avant les États-Unis et avant la Chine, en % de PIB mondial selon Eurostat, malgré sa population plus faible que certaines zones asiatiques.

Certes, ce modèle si rassurant de présence au monde, délestant aux USA les tâches les plus ingrates parfois totalement justifiées eu égard à ses responsabilités, était quelque peu remis en cause sinon déstabilisé par la crise financière qui se matérialisa en Grèce surtout par ses effets sociaux et humains. Mais, somme toute, l’Union Européenne, malgré son impéritie, réussit à mettre en œuvre le containment à cette matérialisation par de multiples plans d’aide à sa périphérie et le cœur en resta préservé peu ou prou. L’Europe, malgré la crise, en resta à une gestion des réalités uniquement comptables : PIB, croissance, excédent primaire, etc.

Mieux, ce type de modèle de gestion a pu être formalisé et répliqué à l’ensemble de l’Europe, laquelle, malgré ou même grâce aux soubresauts de la crise politique grecque, perdura dans son modèle de présence dans le monde : une activité économique tournée aux deux tiers vers elle-même et le reste orienté par ses exportations et ses importations de produits pétroliers ou de produits manufacturés chinois.

Quant aux Européens, la seule figure entrevue jusqu’alors de l’Autre restait soit celle positive de l’exotique par le tourisme, soit celle négative de manière croissante de l’immigré. La mort est venue redistribuer ces figures de style imposées d’un reste du monde distancié et forcément différent du monde européen.

Des postures, ainsi, comme l’a rappelé à plusieurs reprises la réalité en cette année 2015, d’abord en janvier en France avec les attentats terroristes mais aussi avec la crise des réfugiés, bien plus que la crise grecque in fine, sur laquelle l’Europe a bien plus de prise que sur les autres phénomènes externes, sans oublier la crise ukrainienne et le rappel à son bon souvenir de la Russie en 2014.

Des postures qui sont confrontées cette fois-ci à des drames humains réels, que ce soit le terrorisme ou  la migration, auxquels les populations européennes font face malgré et par-delà leurs responsables politiques, sans cesse dépassés par les événements, en mal de projets et surtout de définition commune de l’Europe autre que celle d’une Europe des marchands impuissante face à ces réalités du monde.

Il y a là surtout une ironie de l’Histoire qui s’impose à une Europe qui a voulu au sortir de la guerre, de la colonisation et de la dictature, oublier l’Histoire et qui se rappelle ainsi par ces formes diverses, forçant l’Europe à tenir ses responsabilités, directes ou indirectes, de sa présence a monde, qu’elle le veuille ou non.

Car il n’y a guère à se tromper, la véritable responsabilité de l’Europe reste celle de l’illusion dans la croyance que le commerce ainsi promu au rang de civilisation n’a pas d’autre effets que les bénéfices que l’on peut retirer de ces échanges, quand dans la réalité il faudrait faire le procès de toutes les conséquences qu’un tel prisme quant à la réalité peut produire : pillage des ressources naturelles, pollutions croissantes sans frontières, déstabilisation par absence de régularisation mondiale des différents systèmes (notamment monétaire), libéralisation financière et économique globale, localisation des plus grands centres financiers spéculatifs et opaques de la planète, etc.

Toutes ces réalités européennes produisent des effets, directement et indirectement, comme la pauvreté et les inégalités, les flux migratoires, les effets climatiques, la corruption…

La véritable responsabilité, à l’inverse de celle que les États-Unis ont toujours voulu prendre (ou que l’on a toujours voulu leur céder lâchement), de l’Europe n’est pas celle de réguler les conflits par la force mais bien au contraire de réguler les rapports de force par le politique.

Croire qu’en se transformant en commerçant l’Europe pouvait mieux ainsi oublier son rôle de guerrier et de conquistador passé fut non seulement une erreur mais aussi un aveuglement coupable qui lui revient aujourd’hui en pleine face comme un boomerang lancé il y a des décennies.

Croire enfin pour certains que la solution quant à l’Europe pourrait être de revenir à une souveraineté nationale comme condition d’exercice de cette même souveraineté n’a rien à dire quant à ces réalités, sinon de l’existence d’une autre posture quant à la solidarité entre nations redevenues souveraines dont on voit très mal comment elles pourraient faire face, solidairement, à une telle réalité du monde, quand déjà ces mêmes nations au sein d’une Union ont toutes les peines du monde à s’unir pour y faire face, quand déjà certaines d’entre elles érigent des murs et des barbelés, transfèrent ces réfugiés par cars et trains interposés aux autres de cette même Europe. In fine, la souveraineté nationale deviendra la proie comme on peut le constater des Orbans & co. européens qui ne voient dans ces réfugiés que des menaces pour une improbable identité européenne, quand dans le même temps nombre d’Allemands y voient des potentialités et se mobilisent pour les accueillir comme aucun autre pays européen ne le fait actuellement et qu’il a fallu tout le poids du rapport de force entre l’Allemagne et le reste de l’Europe pour que Mme Merkel n’hésite même pas à parler explicitement de l’usage de ce même rapport de force pour faire plier les pays réticents.

Le retour de la réalité du monde a, là aussi, des enseignements à fournir aux Européens, sur eux-mêmes comme sur leur présence dans ce monde.

C’est maintenant à l’Europe de définir ce qu’elle veut être par rapport à ces réalités, qui continueront, nolens volens, à s’imposer.

C’est aussi, sans doute, l’occasion pour les Européens de définir directement par-delà leurs responsables politiques ce qu’ils souhaitent pour eux-mêmes dans ce monde là. Ils commencent déjà à instruire ce procès, soit par le repli (56% des Français ne veulent pas prendre leur part dans ces migrations) dans l’illusion de la sécurité nationale, soit dans l’illusion de la perpétuation du modèle marchand européen jusqu’ici imposé, soit dans la définition d’une Europe présente en ce monde en mettant en œuvre concrètement et sans leurs pouvoirs publics, les solidarités envers ces réfugiés.
Il y a là des enseignements pour ceux qui veulent lire dans la réalité en cours du monde.

Et un chemin pour l’Europe et les Européens.

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