L’empêchement de soi pour la paix est à l’origine de notre humanité, par Stéphane-Samuel Pourtalès

Billet invité.

Les fantômes dans nos cerveaux s’éloignent, lorsque nous nous remémorons ce que nous avons tous entendu dans notre enfance. Tous, sur la planète, terroristes compris : « Tu es plus fort que ton petit frère. Il t’embête, mais tu ne dois pas frapper ton petit frère ». S’empêcher : c’est là l’origine de la première éducation, sous toutes les latitudes. C’est une des origines de notre vieille humanité, qui se réinvente à chaque génération. S’empêcher, sans dogme à cet âge, pas pour une religion ou une prescription moralisante. Simplement pour que la communauté humaine puisse exister. Exactement le contraire de ce qui semble régir le monde, la sarabande orgiaque des bouffeurs de planète, des bouffeurs de sang et des bouffons des « lois » capitalistes.

Se prendre ainsi soi-même à rebours n’est pas un déni de soi, c’est incorporer à soi la présence de l’autre, et tendre vers un accomplissement exogène de soi-même. Tout comme dans la petite enfance, ce renoncement n’est pas à l’origine d’un repli, il est la condition de la grande aventure. Il est aussi un renoncement à la peur.

De même, la compassion sans conditions, assimilée ces temps-ci à de la faiblesse, n’est pas un rétrécissement de notre projet d’agir mais au contraire un élargissement de notre espace de responsabilité, de notre espace vital. De la tristesse que cet attentat a produit sur nous, nous tentons de tirer autre chose qu’un grossier amalgame. Atteints, nous nous efforçons de ne pas « effacer » de notre conscience le traumatisme que subissent d’autres populations dans une situation bien plus défavorable que la nôtre. Nous gardons à l’esprit, malgré la contradiction apparente, ce que peut être, « de l’autre côté », un présent perclus de balles ou d’indigence, et un avenir bouché par l’impuissance, l’absurde et la peur. Cette prise de conscience compassionnelle nous vient premièrement « de l’intérieur», comme une sourde et fondamentale injonction morale, avant même que nous cherchions à la développer de façon raisonnée. Elle emprunte les chemins de l’attention et du respect tracés en nous pendant notre première enfance, au moment où le cerveau se construit à coups de millions de connexions synaptiques par seconde.

Notre tristesse, ne l’enfermons pas dans notre solitude qui la transforme en colère. Si nous l’ouvrons à la réciprocité indispensable, notre tristesse même finit par « comprendre » la dangerosité d’un certain type de vocabulaire : « zone de conflits armés », ou « pays en voie de développement », ou encore « zones urbaines sensibles », ou « populations marginalisées », mais aussi l’effrontée « règle d’or » ou les « lois » (de l’offre et de la demande) (du « marché ») (de « l’économie »), ou les « brevets » sur notre santé et même sur nos gènes, ou la « liberté », comme le dit Dominique Temple, liberté d’être seul au monde et attaqué par n’importe quelle organisation capitaliste ressortissant de l’OMC, ou encore la « responsabilité », de travailler pendant cinq générations (ou cinquante, pour les Africains) pour payer en dollars une dette insoutenable. (Qui alimentera le gambling des produits financiers « dérivants », et les gratte-ciel de luxe à Dubaï (avec pistes de ski climatisées)). Tous ces concepts n’ont contrairement aux apparences aucune neutralité. Notre tristesse le sait, avant d’avoir à le démontrer. Qu’être entamé par la douleur, qu’être réduit par la peur, ce n’est pas faire partie d’une « zone ». Qu’une loi économique « naturelle », ça n’a pas de sens (puisque l’économie ne s’étudie pas dans la nature mais dans la société humaine). Si on dit zone, on peut dire « nettoyage de la zone ».

« Éradiquer DAESH » est une formule… totalitaire ? Peut-être. Mais avant ça, c’est une formule indisciplinée. « Ça ne se dit pas. » C’est pas qu’on veut jouer la fine bouche. Ça ne se dit pas, parce que « DAESH », c’est des hommes, c’est pas des cafards. C’est justement parce qu’on est tristes qu’on est calmes, et qu’on comprend que l’essentiel c’est que la guerre, elle ne recommence pas.

S’empêcher, ce n’est pas s’extraire artificiellement de la violence. C’est savoir que la violence classe, et déclasse, qu’elle ment sur sa finalité obscure, qui est le cloisonnement des humains en autant de solitudes : pourquoi tu ne dois pas taper sur ton petit frère? La réponse est simple, et nous la connaissons bien : parce que c’est ton petit frère ! Aujourd’hui, l’insécurité et les inégalités, aggravées par les conditions climatiques, poussent au départ des millions de personnes, qui, sauf miracle planétaire, ne deviendront au mieux que des citoyens de seconde zone dans les pays ou ils se dirigent, pays du Nord comme pays du Sud. Pour leurs enfants, c’est prendre le risque du désarroi des fameuses « deuxièmes générations », qui ont de grandes chances de ne plus se sentir véritablement citoyens nulle part. Pour que la violence ne « classe » pas les individus, pas plus symboliquement dans « Paris » ou dans « Djihadisme », que physiquement dans « réfugiés », ou dans « immigrés », pour qu’elle ne les cantonne pas dans cet isolement qui les déshumanise, elle doit être désamorcée à la source. L’unicité de notre monde, manifeste en ces jours de COP21, n’est pas une construction théorique. L’unicité de notre monde est en nous-mêmes, pas depuis que nous sommes nés, mais depuis que nous avons été éduqués et aimés. Elle est assurément mélangée en nous à bien d’autres choses. Et, les parents le savent bien, elle est toujours à réinventer.

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