Toute l’élection américaine en une seule image, par Stéphane Gaufrès

Billet invité.

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En quelques décennies, la ville de Detroit (Michigan) a perdu la moitié de sa population. Cet exode massif, dû à l’origine à la désindustrialisation par le transfert progressif des usines dans les pays en développement, a été aggravé brusquement par la crise des subprimes. De 2007 à 2010, 67 000 habitations ont été saisies par les banques aux propriétaires qui ne pouvaient plus rembourser. Un deuxième phénomène s’est ajouté à celui-ci, la « fuite » des populations blanches vers la grande banlieue, menant à une ségrégation ethnique sans équivalent dans les autres grandes villes des Etats-Unis, et à une désertification accrue du centre-ville (à l’exclusion du quartier d’affaires). Les nombreuses maisons et usines à l’abandon ont fait ces dernières années la joie des photographes et des buzz sur les réseaux sociaux.

Sur cette photo de Rebecca Cook (Reuters), nous voyons d’abord un vestige et un témoignage : celui du rêve américain, particulièrement bien incarné par la maison individuelle, symbole de la réussite personnelle, mais aussi de la prévalence des cercles communautaires, ici celui de la famille à l’occidentale. La maison à ossature bois, vite construite mais aussi vite détruite ou remplacée, est le véritable monument du mythe démocratique américain : le droit pour chaque individu de « construire sa vie », comme il l’entend, et en n’ayant de compte à rendre qu’aux cercles communautaires qu’il a lui-même choisis. C’est pour sauver ce rêve, contre toute logique économique, que G. W. Bush a laisser se développer les crédits subprimes à partir de 2004, pour que chacun puisse accéder à la propriété. Et la crise de 2007, manifeste sur notre image, n’est pas seulement l’échec d’un certain type de produit financier, mais l’échec de beaucoup plus long terme de l’économie américaine à survivre à son modèle historique.

L’image peut avoir sur nous un effet doucereux et nostalgique. Après tout certaines choses commencent et d’autres se terminent, et roulez jeunesse. Mais en 2010, le taux de mortalité infantile au centre de Detroit avait atteint le même niveau que celui du Sri-Lanka. Et partout dans le pays, le nombre de sans-abri et de demandeurs de repas gratuits a explosé. Le Michigan, qui votait depuis des décennies pour les candidats démocrates, a voté en 2016 pour Trump (avec une très courte majorité). La ville de Detroit, elle, a continué à voter démocrate. L’analyse de cette « disjonction » (ce n’est pas dans les quartiers les plus fragilisés que se situe le vote le plus protestataire) fait dire la même chose aux commentateurs identitaires aux États-Unis et en France : le problème n’est pas économique, puisque les plus démunis ne se révoltent pas (d’ailleurs, ils se gavent d’allocations), mais bien d’identité culturelle, puisque le vote à l’extrême-droite peut être cartographié de cette manière-là. C’est refuser de voir que cette maison délabrée n’est pas seulement une tragédie pour les occupants qui ont été forcés à la quitter, mais aussi une menace bien tangible pour ceux qui en ont encore une. Qu’il est raisonnable d’avoir peur. Du gros tag rouge aussi. Qui inscrit une violence volontaire sur une violence subie. Exactement, symétriquement, comme le vote xénophobe qui lui fait face.

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