Le sauna dans les hivers glaciaux, par Jacques Seignan

Billet invité.

Quand nos ancêtres directs ont conquis la Terre à partir de l’Afrique, ils sont allés partout et par conséquent vers des endroits aux climats très différents et forcément plus froids. Dans les contrées septentrionales, moins ensoleillées, leur peau, protégée par des vêtements chauds car elle ne pouvait plus être à l’air libre, s’est adaptée par la diminution du taux de mélanine pour mieux absorber les UV nécessaires à la synthèse de la vitamine D. Leurs peaux s’éclaircirent, les belles couleurs noires disparurent ; pour certains cette dépigmentation adaptative aboutit à des peaux laiteuses, avec des yeux clairs et des cheveux blonds. Ces descendants à la peau blanche cherchent peut-être, sans le savoir, chaque été, à force de coups de soleils, à retrouver le souvenir esthétique et protecteur des peaux plus foncées. On pourrait imaginer que chez les peuples des pays aux hivers glaciaux (des Sibériens aux Amérindiens en passant par les Nordiques) une certaine nostalgie d’avoir la peau nue et libérée de lourds vêtements, leur a fait inventer l’étuve, le sauna et autres systèmes analogues (1). Le sauna originel est constitué d’une petite cabane en rondins avec un foyer ouvert contenant des pierres chauffées à haute température ; l’eau jetée sur ces pierres produit, avec des sifflements, de la vapeur sèche entre 90 °C et 100 °C. Bien d’autres cultures ont inventé des bains chauds (les thermes romains, bains turcs, hongrois, japonais ou le hammam arabe) et continuent de les pratiquer. C’est à la fois une recherche de plaisir, de détente et d’hygiène. On sait qu’au Moyen-âge les bains publics étaient très prisés, ensuite ils disparurent pour des raisons qui ont été finement analysées (2). Dans les bains chauds de ce type, la vapeur est à plus basse température que celle des saunas car elle est saturée en humidité (3). Par ailleurs, les hammams arabes (et autres bains chauds), sont plutôt des loisirs urbains (comme le furent les thermes romains), installés dans de vastes bâtiments. Les ruines grandioses des thermes de Caracalla à Rome en portent le témoignage impressionnant. Les saunas sont plutôt à la campagne et prévus pour peu de monde à la fois, sur un mode rustique. Les Finlandais à qui l’on doit le mot finnois de « sauna » ont amené cette coutume à une forme élaborée d’art de vivre, de marqueur culturel exportée dans le monde entier.

Découvrir le sauna en plein hiver, en Finlande, est une expérience inoubliable. Par une courte journée hivernale à la campagne, le soleil brille dans un ciel bleu pâle, l’air sec est glacial, et partout s’étale un épais manteau de neige d’un blanc éblouissant, seulement percé par des troncs de bouleaux, d’épicéas ou des rocs granitiques. Une fois la peau chauffée dans le sauna à la limite du supportable, il est extrêmement agréable de sortir. Au printemps ou en automne, il est délicieux de se baigner dans un lac dont l’eau est à moins de 10°C. En hiver, on reste tranquillement dehors – il peut faire -10°C ou bien moins –, on se sent parfaitement bien, sans aucune sensation de froid. Si la neige est poudreuse on peut s’y rouler, comme des enfants dans du sable. Au-dessus des corps s’élèvent des colonnes de vapeur dans l’air si intensément froid. Une grande convivialité s’établit alors que tous sont comme au premier jour de leur vie, sans rien pour les protéger. Et puis la nature reprend ses droits : les membres se refroidissent (et tout ce qui dépasse tel le bout du nez…), inutile de résister, il est temps de revenir au chaud dans le sauna, comme dans un ventre maternel. Quelques périodes alternées, froid vif et chaleur intense, en mangeant des saucisses et buvant de la bière. Pratiquement comme sur une plage tropicale, c’est un hédonisme nordique.

Voilà une rare occasion d’être simplement nu dans la nature comme le sont, quasiment, un Pygmée, un Bororo ou un Papou – comme nos ancêtres les chasseurs-cueilleurs avant la grande migration vers le nord –, ailleurs que dans un camp ou une plage réservée aux nudistes, endroits si formatés, si peu naturels (faire ses courses à poil dans la supérette d’un village « naturiste » frise le ridicule…) Se baigner nu était pendant des millénaires simplement normal, agréable, un plaisir animal et noble, mais c’était avant qu’une chape de pudibonderie pénible et plutôt absurde, n’ait été imposée par ces religions aux origines patriarcale et misogyne, les trois monothéismes créés au Proche-Orient. Et leur pudibonderie dégénère trop souvent dans un puritanisme oppressif et odieux. Pompéi et Mohenjo-Daro sont bien loin…

La nudité est naturellement nécessaire au sauna comme dans d’autres activités plaisantes – en Grèce antique le sport se pratiquait nu ainsi que l’étymologie de « gymnaste » l’atteste. Elle nous rappelle que nous ne devrions jamais être réduits à ces objets satellisés autour de nos corps : habits et parures, montre et bijoux, voiture, téléphone et smartphone, livres et disques, portefeuille, tout cet immense bric-à-brac acheté, consommé et accumulé – et prochainement connecté –, dont il nous est si pénible de nous passer – ou du moins sommes-nous fortement incités à le croire. Les choses que nous croyons posséder et qui nous possèdent, nos « appartenances » (4). Le Capitalisme, c’est aussi la marchandisation sans limites avec logiquement pour idéaux, le consumérisme et l’accumulation. Georges Pérec écrivit des pages définitives dans son roman « Les Choses ». Un humain nu (5), c’est un corps sexué, doté de capacités innées et acquises, modelé par des apprentissages, renforcé et marqué par la vie, avec parfois des traces volontaires sur la peau (tatouages, scarifications …) ou involontaires (cicatrices, amputations) et de jour en jour inexorablement limité par son âge et sa santé ; et ce corps, c’est aussi un cerveau – l’organe le plus vorace en énergie – avec tant d’autres apprentissages intimement liés à ceux de tout son corps, des savoirs, des expériences, des gestes maîtrisés, des rêves, des souvenirs, une ou plusieurs langues parlées, des liens, des plis et des affects ; tout ça dans un peu de chair, de sang et d’os qui disent notre vérité… nue.

Dans le roman fondateur de la littérature finnoise, Alexis Kivi [1834-1872] narre l’épisode de l’incendie de la ferme construite par sept frères (6). Le feu a commencé dans le sauna lors de la nuit de Noël et en y échappant ils laissent pratiquement tout sauf leurs chemises, un cheval et quelques fusils. Alors pour survivre au froid glacial et affronter les loups, les frères doivent accomplir l’exploit de courir presque nus, jusqu’à une ferme éloignée, à travers les champs enneigés. Ils ont tout perdu et ils vont tout reconstruire car ils ont sauvé l’essentiel, leurs corps, leurs vies : « Le rude combat de la vie » conclut l’auteur. Quittons ce roman et revenons au quotidien, au sauna. Cette belle invention, empirique et efficace, venue de peuples inspirés par le chamanisme, illustre un savoir-vivre : sortir nu à l’air libre, se confronter à un extérieur hostile, et cependant s’y sentir, pour un instant, confortable ; comment vivre en harmonie avec un environnement exigeant, dans une nature sévère. Un trappeur solitaire peut certes construire son propre sauna mais à l’origine (comme il a été dit) c’est un plaisir partagé dans de petites communautés solidaires. Il faut se rappeler que ces communautés humaines se devaient – et pour certaines encore dans le Grand Nord, se doivent –, d’être solidaires pour être « acceptées » par la nature dans ces terres magnifiques mais sans pardon.

Qu’en est-il pour nous, citoyens des pays développées ? L’espèce humaine qui est constituée de primates sociaux (probablement plus proches, par leur caractère, des chimpanzés que des bonobos), a colonisé la Terre grâce à son esprit altruiste, son sens de l’entraide et de la réciprocité. Ce pacte millénaire et collectif, se défait chaque jour davantage devant nos yeux résignés. Dans une ville riche comme Paris, par exemple, des hommes et des femmes vivent dans la rue ; quand l’hiver est glacial certains y meurent de froid, dans le dénuement. Comment nos très lointains ancêtres, tous des migrants, auraient considéré cette incongruité : des sans-abris sous nos latitudes ! Il faut donc garantir à chaque humain dès sa naissance, le droit imprescriptible à un logement gratuit – une gratuité accompagnée des autres, de base : se nourrir, se vêtir, se connecter… Mais cette solution simple et radicale implique évidemment un grand tournant, de l’ampleur de celui qui survint au Néolithique…

L’homo sapiens des sociétés dites « civilisées » vit dans un curieux paradoxe : majoritairement urbain, il est absolument incapable de vivre seul, dépendant de complexes interactions avec ses autres congénères (y compris ceux vivant à l’autre bout du monde), et pourtant un individualisme forcené est un des ingrédients majeurs de l’idéologie dominante et « spontanée ». C’est une illusion mortifère. Question incidente : que sont devenus nos corps dans la nature ? Savons-nous encore vivre, sans nos encombrantes et sophistiquées ‘extensions’ qui de plus en plus externalisent nos capacités et virtualisent notre monde, vivre dans la nature, sans prétendre en être les propriétaires ? La consommation étouffe nos corps ; les pollutions induites les tuent lentement. Serons-nous capables un jour d’échapper au piège de la possession des choses (objets matériels ou virtuels), à ce désir jamais inassouvi de propriété ? Echapperons-nous à ces machins trucs innombrables et aujourd’hui si sophistiquées que l’on nous impose comme horizon rêvé de notre servitude volontaire ?
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(1) – le mot russe isba serait lié étymologiquement à ‘étuve’ à partir d’une racine ‘stuba’ que l’on retrouve aussi en bas-latin, extupa.

(2) – Georges VIGARELLO, « Le propre et le sale ; l’hygiène du corps depuis le Moyen-âge », Points, Le Seuil, 1985, lire pp 37-46, « Les plaisirs anciens de l’eau ». « Le rejet [des étuves] est lié à un lent renforcement des normes sociales et urbaines. L’Eglise ne fait d’ailleurs que les traduire en désignant au même moment  » le métier d’étuveur infâme, tout comme celui de bordeau  » [tenancier de bordel]. (…) Les prédicateurs ont multiplié, dès le XVe siècle, les apostrophes violentes. » Mais ajoute G. Vigarello « les facteurs ayant joué un rôle dans une telle disparition [des étuves] ont donc au moins une double logique : intolérance (…) envers un lieu perçu comme turbulent, violent et corrupteur et crainte de la fragilité du corps passant par un imaginaire des ouvertures et des flux dangereux ».

(3) – En réalité le principe est le même : pour éviter de brûler la peau – la conduction de chaleur étant de plus en plus élevée en allant de l’air sec à la vapeur saturée –, il faut nécessairement en abaisser la température maximale : 90/100° pour l’air (avec vapeur sèche) ; 40/50°C pour les bains turcs (à vapeur humide).

(4) – Paul JORION, « Le capitalisme à l’agonie », [Fayard, 2011]. Dans le chapitre V, La propriété privée (pp 283-300), un premier sous-chapitre s’intitule « le pouvoir des choses sur les hommes » dans lequel l’auteur évoque « une autre manière d’envisager le rapport entre hommes et choses. (…) La subordination de la volonté humaine à la persistance d’une chose, même si ce sont des hommes qui ont initialement institué ce genre de choses pour leur propre bénéfice, comme dans le cas d’une ferme ou d’un bateau de pêche [ou de l’’estate’, cf. Marx] . Que vaut la liberté de celui qui a une grosse fortune à gérer ? ». P. Jorion développe dans le deuxième sous-chapitre intitulé « Lucien Lévy-Bruhl : le sentiment de la présence du propriétaire » la question des « appartenances » « La définition de la personne comme ‘tout ce qui évoque le sentiment de sa présence réelle’ rend très bien compte de ces amalgames qui nous paraissent si étranges dans la pensée « primitive » : la personne, c’est son corps, son ombre, toutes les représentations qui peuvent être faites d’elle (photos, enregistrement de sa voix, etc.), les rognures de ses ongles, les mèches de ses cheveux, ses vêtements, la trace de ses pas sur le sol, voire, dans la pensée traditionnelle chinoise, les caractères la représentant dans la langue écrite, etc. Tous ces éléments sont en effet susceptibles d’évoquer à autrui sa présence ; Lévy-Bruhl les appelle les « appartenances » de la personne. ». (…) Mais dans [nos sociétés] ? les dix-huit yachts d’un magnat n’évoquent-ils pas chacun sa présence avec la même acuité ? » (…) [et quid de D. Trump avec ses Trump towers ?]
« Or c’est peut-être dans cette perspective-là qu’il faut envisager la propriété non pas comme un exercice de la volonté, ainsi que le conçoit Hegel, mais plutôt comme la capacité plus ou moins forte que nous avons les uns et les autres de nous laisser ‘captiver’ – ou capturer – par des objets qui nous entourent. »

(5) – Desmond MORRIS écrivit un livre célèbre « Le Singe nu », certes controversé, mais qui posa la question de la peau nue, caractéristique humaine assez rarement partagée par d’autres mammifères.

(6) – Aleksis KIVI, « Les sept frères », [Stock, Bibliothèque cosmopolite, 1991] « Cette nuit était terrible pour eux. Ils couraient avec énergie, à toutes jambes en haletant, et le désespoir se lisait dans leurs yeux vides et fixes qu’ils tenaient rivés vers leur ancien foyer de Jukola ». Ils réussissent et sont accueillis dans la ferme : « Quand ils eurent mangé, ils s’enfoncèrent dans la paille et oublièrent bientôt, enveloppés par le voile ténu du sommeil, le rude combat de la vie. » (Traduction J.-L. Perret)

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