CHINE – Sur les traces du taoïsme, par DH & DD

Billet invité. Premier d’une série de trois.

Après la mise en condition par la promenade au Taishan, peut-être sommes-nous suffisamment d’attaque pour aborder la chatoyante et riche palette des propositions philosophiques, cultes religieux, légendes mythologiques, exercices physiques et autres recettes alchimiques que recèle cette boîte à malices que nous appelons, nous, LE « taoïsme »! Notons tout de suite, pour baliser le terrain qui s’annonce embroussaillé, que, le substrat cosmogonique (l’Un primordial incréé, l’échange Ciel/Terre et les alternances continues du Yin et du Yang) étant dans ses grandes lignes commun à toutes les « voies de pensée » chinoises, nous le retrouvons dans le taoïsme et que nous ne nous y appesantirons pas. Notons aussi que, les Chinois ayant eux-mêmes établi une distinction entre le « daojia » (l’école philosophique taoïste) et le « daojiao » (le taoïsme comme organisation et pratique religieuses), nous adopterons cette commodité pour organiser autant qu’il sera possible cette première phase de notre exploration.

Cette bienvenue commodité présente aussi l’avantage de nous placer dans une perspective historique chronologique, le « daojia » ayant de longtemps précédé son avatar religieux plus tardif. L’aspect philosophique du taoïsme est paradoxalement ressenti comme le plus obscur en Chine et le mieux accueilli chez nous, « mieux accueilli » ne voulant pas nécessairement dire mieux compris. Faire référence à Laozi ou Zhuangzi est « à la mode » et de bon ton dans la conversation entre intellos soucieux d’ouverture d’esprit, mais la connaissance de cette école de pensée dépasse rarement le stade de la citation débranchée de son contexte et souvent décolorée par l’arbitraire (inévitable) de la traduction adoptée. Car les textes fondateurs, ceux que le Père Jésuite Léon Wieger regroupa sous le titre « Les pères du système taoïste » dans une édition bilingue en 1913, sont nés sous le pinceau de trois hommes ayant vécu (si toutefois on suppose leur existence attestée !) entre le sixième et le quatrième siècle avant notre ère, dans une langue extrêmement concise, elliptique et souvent difficile à interpréter. On n’ira pas jusqu’à dire qu’on y apporte ce que l’on a envie d’y trouver, mais il est bien évident que, la « couleur » exacte de textes si hermétiques n’étant pas transposable à l’identique, le traducteur, même le plus scrupuleux, en modifie (souvent inconsciemment) la teinte en recolorant ce qu’il adapte selon ses propres schémas de pensée, donc de langage. Il est toutefois possible de dégager quelques constantes dont on peut espérer qu’elles brosseront sans trop d’ infidélité les grands traits de la philosophie commune à Laozi, Zhuangzi et Liezi :

– le goût du paradoxe : l’élément toujours mis en avant dans les textes canoniques comme étant le plus fort est l’eau qui semble pourtant si passive. Se pliant à tous les accidents de terrain, adoptant par force, étant elle-même sans forme, la forme de tous les contenants, glissant sans consistance entre les doigts, l’eau semble instable et faible. Elle creuse pourtant des ravins profonds en entamant la montagne la plus dure et elle prend la forme du nuage pour cacher les plus hauts sommets. C’est à l’imitation de l’eau que le sage doit adapter sa conduite !
– la recommandation du « non agir » (wu wei) qui invite à épouser le principe mystérieux de « résonance universelle » : le tao, qui n’agit pas et, n’agissant pas (et parce qu’il n’agit pas), permet que toutes choses adviennent. Comme le tao qui renouvelle tout sans jamais s’épuiser, il s’agit de renoncer à gaspiller ses forces dans une situation où toute action volontariste s’opposerait (en vain) à la propension des choses au moment M, telle qu’elle est décrite par l’hexagramme du Yi jing obtenu par les baguettes d’achillée. De la même façon, le bon gouvernement évite de multiplier les interventions et les initiatives : indiquer une direction à suivre calquée sur le tao suffit.
– le refus de toute charge ou responsabilité officielle : le sage se tient éloigné des lieux de pouvoir. Non seulement il n’aspire pas à devenir le conseiller du prince, mais l’idée même de contribuer à instruire les hommes et à tenter de les rendre meilleurs lui semble cocasse. Etre « la tortue qui se borne à traîner sa queue dans la vase de son marécage » lui paraît le meilleur des sorts.
– le rejet des contraintes et du formalisme : les rites sont un carcan inutile et la soumission à des convenances n’est qu’une posture vide de sens et d’élan (Zhuangzi tape en chantant sur une écuelle à la mort de sa femme au grand dam de tous ceux qui le voient !). L’être humain doit se conformer à sa nature comme l’arbre se conforme à la sienne et l’inutilité de l’arbre, qui a poussé tout tordu et dont le charpentier et le menuisier n’auront que faire, est ce à quoi le sage aspire !
– l’art de conserver sa vie : l’anecdote du boucher Ding (Zhuangzi III) qui a pu utiliser son couteau pendant dix-neuf ans, alors que ses confrères usent un couteau par an, en illustre métaphoriquement le mode d’emploi. « Au début, je ne voyais que le bœuf ; après trois ans d’exercice, je ne voyais plus le bœuf. Maintenant c’est mon esprit qui opère plus que mes yeux. Je connais la conformation naturelle du bœuf et ne m’attaque qu’aux interstices. » Fort de cette connaissance qui ne doit plus rien aux sens, le boucher Ding opère sa découpe sans jamais heurter un os, ni même un nerf ou un tendon de sorte que son couteau ne perd rien de son tranchant au fil du temps.

Pour nous rappeler à un peu de modestie et de prudence dans notre tentative de dissection du « daojia », nous ferions tout de même bien de nous souvenir de ce dont nous avons été prévenus par Laozi : tout bavardage en rapport avec le tao est, au pire un chapelet d’inepties, au mieux une imposture ! C’est l’avertissement liminaire du « Dao de jing » (« Tao te king ») :

« La voie qu’on peut nommer n’est déjà plus la Voie
Et les noms qu’on peut nommer ne sont déjà plus le Nom ».

(Trad. Claude Larre)

Ou, pour le dire autrement, toujours par la voix de Laozi : « Celui qui parle ne sait pas. Celui qui sait ne parle pas ».

Notons, pour essayer de glisser en douceur du daojia au daojiao que ce courant philosophique, qui fait son apparition au VIème s. avant notre ère dans la Chine des Hégémonies qui marquent la fin des Zhou, ne s’est pas inscrit sur une page vierge, mais dans un paysage religieux complexe où se mêlent et se superposent des croyances et pratiques où dominent variantes de chamanisme, culte des ancêtres et divination sur os et carapaces institutionnalisée au service des souverains. C’est le règne du Premier Empereur (221-207 avant notre ère) qui marque un tournant décisif dans l’orientation que prendra le taoïsme. En effet, quand il décide d’abolir toute la culture chinoise qui a précédé son avènement dans le gigantesque autodafé (en -213) où partent en fumée tous les écrits des confucéens et des sophistes, il épargne le canon taoïste : c’est qu’il est fasciné par la quête de l’immortalité (la mégalomanie de son tombeau en témoigne !) et que certains exégètes de Laozi, plus ou moins férus de magie, laissent entendre que les taoïstes auraient disposé de ce secret. Qin Shi Huangdi a donc préparé le terrain pour ce qui va prendre forme un peu plus tard comme daojiao (taoïsme religieux).

« Le peuple commença à s’intéresser au concept du yin et du yang, à l’équilibre des forces au sein desquelles les hommes jouent un rôle vital, autrement dit à des questions jusque-là réservées au souverain. (…) Chacun pouvait être tenu pour responsable de ce qui arrivait, d’avoir perturbé l’ordre naturel, autrement dit la Voie. Partant, les gens éprouvèrent le besoin de savoir quelles forces s’étaient attaquées à eux dans le monde spirituel et comment les maîtrise ou les apaiser » (Martin Palmer in « Le taoïsme » p 130). Le daojiao répond à cette angoisse nouvelle.

La première moitié de la dynastie des Han (les 2 siècles précédant notre ère) correspond à un déferlement de pratiques religieuses populaires qui, pour nombre d’entre elles perdurent encore aujourd’hui : divination (sous une forme désormais « low cost » * !), géomancie, physiognomonie, horoscopes, talismans… Ce foisonnement va de pair avec une surenchère de divinités, d’esprits et d’immortels parmi lesquels viennent tout naturellement s’asseoir les figures des grands sages du passé : Laozi divinisé est associé au mythique Empereur Jaune (Huangdi) pour former le couple « Huang Lao » qu’on peut considérer comme la forme embryonnaire du culte taoïste proprement dit. Quant à Confucius, il a dû se retourner dans sa tombe quand, au premier siècle de notre ère, il s’est vu accéder au titre de divinité et affubler d’un culte officiel, alors qu’il avait, sa vie durant, refusé de reconnaître la moindre consistance à la ribambelle des fantasmagories religieuses !

La naissance de la première véritable « ecclésia » taoïste coïncide avec la période de troubles et de mécontentement général qui marque la fin de règne de la dynastie Han (2ème siècle de notre ère). C’est un certain Zhang Ling qui, au Sichuan en 142, se dit initié par Laozi en personne et, doté de pouvoirs magiques (astrologie, guérisons, exorcismes…), réunit des adeptes dont la « cotisation » au groupe est de cinq boisseaux de riz. D’où le nom de « Secte des cinq boisseaux » sous lequel est d’abord connu le regroupement de ses fidèles. Le succès est rapide et Zhang Ling, qui prend le titre de Zhang Daoling, se proclame « Maître céleste » et instaure l’hérédité du titre. Il se trouve vite à la tête d’une « Eglise » riche d’adeptes et de fonds qui, dans l’état de décomposition où s’enlise peu à peu la dynastie Han finissante et qui débouche sur la rivalité des « Trois Royaumes », occupe une position politique importante. En effet, pendant un quart de siècle, le petit-fils du fondateur, Zhang Lu, à la manière de ceux qu’on appellera plus tard les « seigneurs de guerre » instaure son propre royaume à Hanzhong (Shaanxi), lieu stratégique de première importance et théocratie où est mise en pratique la règle religieuse des Cinq Boisseaux. On y cultive l’égalité homme/femme (y compris certaines unions sexuelles ritualisées qui font un peu jaser…) ainsi qu’une forme poussée d’égalitarisme et de souci du bien commun. Le but de chacun sous la conduite du Maître, c’est de parvenir à un état de purification tel qu’il assure à ceux et celles qui l’atteignent d’appartenir à une élite dont le salut sera assuré à la fin des temps (messianisme global et « happy few »). On y accède par une confession sans faiblesse de ses fautes et par la sincérité de son dévouement à Laozi, aux Trois Gouverneurs de l’univers et au Maître céleste. Comme ce titre l’exhibe, le Maître Céleste commande aux divinités et aux légions d’esprits qui assurent la liaison avec le monde humain. Il a des pouvoirs considérables qu’il met en œuvre lors des cérémonies auxquelles il procède et les dieux ne peuvent faire autrement que s’y soumettre. On comprend la nature de son très grand prestige et comment l’idée lui est venue de créer une véritable « dynastie » en déclarant son titre héréditaire. Cette « dynastie » se porte bien puisqu’elle ne s’est jamais interrompue et qu’il existe toujours un « Maître Céleste de la Voie du secret de l’alliance avec l’Un authentique » en titre et en exercice (à l’époque contemporaine à Taïwan). Au moment où la secte va essaimer largement dans toute la Chine, les successeurs de Zhang Daoling sont à l’origine de la naissance d’un véritable clergé taoïste (les « dao shi ») en charge de territoires équivalant à nos « paroisses » et assurant une véritable vie sociale.

Ne perdons pas de vue que c’est l’époque où le bouddhisme, sous sa forme monastique, nouvellement arrivé en Chine se développe et le taoïsme veut répondre à cette concurrence. Sans pour autant rejeter le bouddhisme (selon les adages : « il vaut toujours mieux ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier » et « abondance de biens ne saurait nuire »), les Chinois « d’en bas » trouvent plus de ressources spirituelles à leur goût auprès des dao shi : ces derniers, qui, au fil des siècles, se sont réclamés aussi de nouvelles obédiences et écoles diverses, ont joué un rôle aussi fondamental que discret. Ils ont été en effet les seuls agents d’une organisation sociale horizontale au quotidien et au niveau le plus humble. Leurs fonctions de guérisseurs, exorcistes, devins les mettent au contact des problèmes rencontrés par le petit peuple demandeur d’écoute et d’aide (cabinet de tous les types de « psy » **). Le temple taoïste du village est un lieu ouvert où se tiennent les foires (lieu des échanges commerciaux). C’est là aussi que se déroulent toutes les fêtes et célébrations qui, à intervalles réguliers, marquent le rythme calendaire, expulsent les « mauvaises influences » en temps voulu et renforcent la cohésion sociale (lieu par excellence de l’expression d’une communauté). Méprisés par les lettrés qui les tiennent pour des vecteurs nuisibles de crédulité et superstitions en tout genre, les dao shi et la vie sociale qui s’organise autour d’eux ont souvent, pour les raisons que nous venons d’énoncer, contribué à cristalliser les mécontentements. C’est à ce niveau que s’est tissé le réseau des « hui » (associations et sociétés secrètes) qui ont contrebalancé le pouvoir impérial, allant parfois jusqu’à le renverser. Il y a en effet, dans la religion taoïste, par le messianisme que contient son message eschatologique, un ferment révolutionnaire et même des germes belliqueux : les « Poings de Justice » (baptisés « Boxers ») qui sèmeront l’effroi dans le quartier des légations de Pékin pendant 55 jours en 1900, illustrent, parmi beaucoup d’autres, des aspirations que le taoïsme dans sa forme la plus populaire a pu fertiliser.

Nous ne pouvons clore le dossier : tout un panthéon, des cérémonies et les voies alchimiques de l’immortalité nous attendent… À suivre donc !

________________________

Notes :

*Divination « low cost » : devenue progressivement populaire, la divination devait nécessairement prendre une forme moins coûteuse et plus accessible que le décryptage par le devin des craquelures sur os plats ou carapaces soumis à l’épreuve d’un poinçon chauffé au rouge. Les procédés qui se sont répandus et sont encore en vigueur aujourd’hui consistent à manier des objets simples donnant une réponse immédiate à la question posée : la boîte à fiches de bambou qu’on secoue jusqu’à en éjecter une portant un numéro qui correspond à une prédiction préétablie ; ou, variante du pile ou face, les deux objets du type coquilles de noix, coquillages à double valve ou morceaux de bois façon castagnettes qu’on lance ensemble et qui « répondent » par la façon dont ils tombent : deux parties creuses vers le haut, une partie creuse et une partie renflée…etc.).

** Le Maître céleste Zhang Lu, dans sa mission de guérisseur, posa comme principe à tout diagnostic que la majorité des maladies affectant le corps et ses fonctions a une origine qu’on appellerait aujourd’hui psychique. Inventeur des symptômes psychosomatiques ?

Ouvrages cités
– « Les pères du système taoïste » Léon Wieger (édition bilingue) Ed. Les Belles Lettres, 1983
– « Le taoïsme » Martin Palmer Ed. Rivage poche/Petite Bibliothèque, 1997
– « Tao Te King » Lao Tseu traduction de Claude Larre Ed. Desclée de Brouwer/ coll. Les Carnets, 1998

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