Pliure anthropologique, par Panagiotis Grigoriou

Billet invité. Également sur son propre blog greekcrisis.fr

Printemps plutôt mémorable. De nombreux Athéniens ont préféré (et décidément pu) enfin quitter la capitale pour la campagne… familiale, Pâques oblige. Procession du Vendredi saint massivement suivie, à l’image par exemple de la ville de Trikala en Thessalie. Puis, dimanche de Pâques et ses traditionnels agneaux sacrifiés par milliers. L’ouzo aura vite parachevé le reste, sans nécessairement y mettre trop de conviction à la fête, aux dires en tout cas des participants.

Campagne de Thessalie, avril 2017

Entre deux verres d’ouzo, les agriculteurs du village et leurs cousins athéniens, auront autant et très vaguement évoqué, tantôt les difficultés actuelles, dont “l’ennuyeux retard des pluies cette année”, tantôt cette intrigante élection présidentielle en France, aux yeux de nombreux Grecs.

Sans trop y croire, le pays réel grec s’accroche, mais seulement en surface, à certaines traditions, la forme y est, ou plutôt elle y demeure, comme lors de la procession du Vendredi saint par exemple. La majorité de la population de la ville de Trikala ayant participé aux cérémonies, comme toutes les autres années d’ailleurs.

Tradition oblige, les jeunes élèves, femmes et hommes de l’École des sous-officiers de l’Armée de terre établie à Trikala, ont accompagné et même encadré l’Épitaphe et sa procession, une présence particulièrement appréciée de la population. Car il faut ici rappeler que cinquante ans très exactement après le Coup d’État des colonels en Grèce (c’était à l’aube du 21 avril 1967), l’Armée devient pour la première fois depuis cette dictature et d’après toutes les enquêtes d’opinion, l’institution la mieux plébiscitée en Grèce, lorsqu’on sait qu’au même moment, les partis politiques (tous les partis politiques) ainsi que le “Parlement” n’inspirent alors plus aucune confiance.

Certes, la junte des Colonels est tombée en 1974, sauf que cette autre junte plus sournoise, instituée par le régime bancocrate mémorandaire depuis 2010, aura déjà imposé toute son empreinte sur le pays. C’est bien connu, à chaque type de régime politique correspond un type anthropologique, avec ses valeurs et ses anti-valeurs, comme le rappelait en son temps le philosophe Cornelius Castoriadis. Et j’y ajouterais seulement qu’à chaque type de régime politique correspond bien un type anthropologique… plus son degré de putréfaction.

Procession du Vendredi saint. Trikala, Thessalie, avril 2017
Procession du Vendredi saint à Trikala, les politiques. Avril 2017
Région de Trikala, danse traditionnelle. Lundi de Pâques, avril 2017

Les officiels, les politiques, et notamment les députés de la circonscription ont ainsi comme de coutume, participé à cette cérémonie de la procession, ceux de SYRIZA compris d’ailleurs et bien fiers de l’être, visibilité arrogante on dirait devant la clientèle politique… et alors cynisme, mensonge et tradition.

Aux villages de la région, ce sont les associations culturelles qui ont organisé pour lundi de Pâques le “traditionnel” bal aux costumes traditionnels, sans toutefois grand succès, en termes de participation. Sous le regard du moins infaillible, celui des cigognes, ceux et celles du village ont alors dansé, durant plus de deux heures, et ensuite… le silence et l’enfermement. D’ailleurs, même pour le jour de Pâques et de la cuisson du traditionnel agneau à la broche, rares ont été ceux qui ont voulu danser ou chanter, il y a encore dix ans, danser et chanter c’était de règle.

Printemps grec. Péloponnèse en avril
L’invasion allemande, Délos et la Russie. Bouquiniste à Athènes, avril 2017

Cependant, et par ces circonstances, les cafés et les bistrots de la ville ont été bien remplis durant près d’une semaine, “mais ne nous y trompons pas – me disait ma cousine Evangelía au village – certes, il y en a qui ont les moyens, mais c’est seulement après Pâques et après le départ des familles venues d’ailleurs que… toute la réalité d’une région ravagée par le chômage apparaîtra. N’oublions pas qu’à Trikala, comme d’ailleurs partout, il n’y a plus aucun travail pour les jeunes, ni pour les moins jeunes et que ce sont les retraités, parents et grands-parents qui financent ces sorties des jeunes”.

Mon autre cousine Lemoniá, a démissionné de son travail… forcé, pour aider son fils dans la petite épicerie familiale. “Je travaillais dans un hôtel près des Météores. J’étais payée 500€ par mois pour six jours de travail par semaine et pour dix heures de travail par jour, d’ailleurs sans frais de déplacement. Mon fils travaillait dans un bar pour 20€ par nuit… et ce n’est pas une vie tout cela. Nous venons d’ouvrir cette petite épicerie car il faut faire quelque chose, il faut s’accrocher… lutter… survivre. Notre affaire peut nous faire vivre… comme elle peut ne pas durer trop longtemps. Mais alors sinon, que faire d’autre ? Le salariat, lorsqu’il existe encore, il devient synonyme d’esclavage dans ce pays, et encore, nous ne sommes pas à Athènes, nous avons notre potager, nos poules et nos lapins.”

Pâques au village. Avril 2017

Dans une déclaration publique récente, le député ANEL (parti de la majorité avec SYRIZA) Dimítris Kamménos, a soutenu la thèse suivante et alors… innovante : “Il est préférable de réduire la retraite du grand-père de 100€ par mois, et ces cent euros iront ainsi à l’État, plutôt que de lui laisser utiliser cette même somme… pour financer l’oisiveté de ses petits fils dans les cafés”. En plus, une taxe “spéciale café”, initiée en janvier 2017, a fait augmenter le prix du café (consommé en ville ou acheté chez l’épicier du coin) d’environ 30%, les Grecs ont certainement… apprécié ce goût du café amer et autant la déclaration du député.

Cigognes en Thessalie. Avril 2017
Le 21 avril 1967 de la junte des Colonels (photo presse grecque)
Le 21 avril 1967 de la junte des Colonels (photo presse grecque)
Le 21 avril 1967 de la junte des Colonels (photo presse grecque)

Certes, la funeste junte des Colonels est tombée en 1974, sauf que depuis un certain temps déjà (sous le régime de la Troïka), nombreux sont ceux en Grèce qui se prononcent “pour un retour à un régime de ce type”. Le coup de grâce porté à l’espoir qui consistait à attendre la solution par les urnes avait été l’œuvre du “gouvernement” SYRIZA/ANEL en 2015, notamment lorsque le ‘NON’ massif des Grecs aux mesures austéritaires européistes (référendum) avait été transformé en ‘OUI’ par les cyniques Tsiprosaures, seulement quelques jours après.

Toutes les enquêtes d’opinion en Grèce montrent que dorénavant, les Grecs restent largement indifférents, pour ne pas dire hostiles devant l’éventualité d’un nouveau scrutin, essentiellement il s’agirait de la tenue d’élections législatives anticipées. “Nous savons que plus aucun changement politique significatif ne peut être introduit par les urnes, en tout cas, dans la conjoncture actuelle. C’est plutôt un autre type d’événement, avec probablement l’implication de l’armée qui pourrait peut-être désormais changer la donne en Grèce et rien d’autre”, opinion d’un auditeur, exprimée et diffusée en direct, durant l’émission du journaliste Lámbros Kalarrytis à la radio du Pirée 90,1 FM, jeudi 20 avril 2017 dans la soirée. Nouveau régime politique… et ainsi nouveau type anthropologique on dirait.

Tsipras et la… pastèque SYRIZA. Affiche à Athènes, 2015-2017

C’est sans doute pour se démarquer du risque syriziste, que le candidat à l’élection présidentielle en France, Jean-Luc Mélenchon a récemment déclaré : “Moi je ne suis pas Alexis Tsipras. Moi, je ne m’enferme pas pendant 17 heures avec quelqu’un qui m’insulte ! Je représente la France”.

Déclaration aussitôt très médiatisée il faut le dire en Grèce et pour cause, comme durant la soirée du jeudi 20 avril, où entre observateurs des faits su monde, nous avons analysé la dernière actualité de la campagne électorale française, en direct depuis le studio de la radio du Pirée 90,1 FM (à la veille de l’attaque terroriste sur les Champs Élysées).

Depuis surtout deux semaines, la tournure de cette campagne électorale française, intrigue autant le public grec. “Il va être surtout intéressant de voir la suite : Dans quelle mesure un éventuel vainqueur incarnant supposons l’antisystème (de gauche ou de droite), appliquera ou non, une politique réellement opposée à l’actuelle bancocratie financiériste mondiale, apparemment détentrice du seul vrai pouvoir… à tendance d’ailleurs totalitaire.” Et ce fut la question de la fin, ouvertement posée à micros ouverts par le journaliste Andréas Mazarakis, question restant évidemment (pour l’instant ?) sans réponse.

Heureusement, en cette matinée du 21 avril 2017 et sur l’antenne de cette même radio, le journaliste Yórgos Trangas a consacré toute son émission à la piètre mémoire et histoire des Colonels, “menteurs inimitables, irrationnels et fascistes, devenus si dangereux de par leur régime, combinant souvent et sans vergogne le terrible et le grotesque, après avoir préparé, il faut le dire aussi, toutes les conditions propices… pour que l’armée turque puisse envahir la partie Nord de Chypre en 1974, ce qui a entraîné d’ailleurs la chute de leur junte en Grèce.”

Au studio de la radio 90,1. Avril 2017
Evita Perón au Théâtre Municipal du Pirée. Avril 2017
Et COSCO… au port du Pirée. Avril 2017

En cet avril 2017 et par un printemps plutôt mémorable ou sinon mémoriel, on remarquera peut-être ce rappel de l’histoire d’Evita Perón (1919-1952), à revivre à travers un spectacle de vingt représentations au théâtre municipal du Pirée et à partir du 3 mai prochain. Vie et grande histoire données en spectacle, entre parfois ce qui est visible mais aussi ce qui ne l’est (presque) pas.

Le grand port commercial du Pirée acquis et désormais fonctionnant pour (et par) le géant chinois du secteur COSCO, ou encore, ce site archéologique près du port des ferrys et des navires de croisière, alors “gênante” découverte… initiée par les travaux d’aménagement liés au prolongement de la bien banale ligne du tramway jusqu’au plus grand port du pays. “Modernisation” dirions-nous.

Histoire toujours, c’est entre la zone portuaire de Pérama et l’île de Salamine, pratiquement à l’endroit exact où se déroula jadis la célèbre bataille navale qui opposa en 480 av. J.-C. la flotte grecque menée par Eurybiade et Thémistocle à la flotte perse de Xerxès, que l’observateur attentif du temps présent distinguera le Corse, légendaire ferry construit par les chantiers Dubigeon à Nantes pour la SNCM et mis en service en 1983. Il assurait les lignes Nice – Corse, et il était resté désarmé à Marseille jusqu’en mai 2016. Depuis, il a été remorqué en Grèce, vendu par le liquidateur de la SNCM à une nouvelle société. “Modernisation” toujours.

Le ‘Corse’. Salamine, avril 2017
Fouilles archéologiques d’urgence. Le Pirée, avril 2017
L’Empire Byzantin. Peinture murale sur une terrasse de café à Athènes, avril 2017

Pâques décidément triste pour nous ; notre cousine Voúla, pharmacienne à Athènes dont il était parfois question via son poignant témoignage à travers ce blog et que certains bons amis et également amis du blog avaient même connue, n’est plus. Décédée suite à un cancer, son enterrement a eu lieu très exactement le Vendredi Saint 2017 à Athènes. Décidément, certains des personnages de ce blog… disparaissent.

Procession du Vendredi Saint alors massivement suivie, à l’image de la ville de Trikala en Thessalie, et ensuite dimanche de Pâques aux traditionnels agneaux sacrifiés par milliers. Nous poursuivrons (autant sur ce blog) coûte que coûte ; et à Athènes, entre douceur et âpreté, nous photographierons si possible nos animaux adespotes (sans maître), comme nous commenterons les résultats attendus ou… inattendus de l’élection présidentielle en France, printemps ainsi 2017.

Nous photographions nos animaux adespotes. Athènes, avril 2017 (photo par R.L.)
Les animaux adespotes photographiés. Athènes, avril 2017
Autovision… du présent. Athènes, avril 2017

À chaque type de régime politique correspond un type anthropologique. Et “chaque pliure anthropologique”, complète alors mon ami Lákis Proguídis (il était lié d’amitié également avec Cornelius Castoriadis) “impose ensuite son propre cataclysme. Le cataclysme actuel, comme d’ailleurs l’a prédit Judith Cowan” “à travers son œuvre de poésie, ne laissera plus grand-chose qui puisse encore tenir debout après son passage. Ni frontières, ni patries, ni civilisations”. (Lákis Proguídis, essai sur l’œuvre d’Alexandre Papadiamandis, Athènes, 2017).

Mon ami Lákis Proguídis, son Atelier du Roman à Paris, puis, nous autres… ici entre deux verres, agriculteurs du village ou cousins athéniens, au beau milieu du terrible atelier de notre monde méta-capitaliste mutant. Projet “démentiel, d’une expansion illimitée d’une pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle qui depuis longtemps a cessé de concerner seulement les forces productives et l’économie pour devenir un projet global (…), d’une maîtrise totale des données physiques, biologiques, psychiques, sociales, culturelles” d’après ce que Cornelius Castoriadis distinguait déjà en son temps.

Autrement-dit, crise radicale de la signification de la vie, avant… comme souvent après, nos courtes journées électorales. Pliure anthropologique !

La… signification de la vie. Athènes, avril 2017

* Photo de couverture: Procession du Vendredi saint à Trikala, les politiques. Avril 2017

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