Je vous écris d’un pays lointain, par Panagiotis Grigoriou

Billet invité. Aussi disponible sur son blog www.greekcrisis.fr

“Je vous écris d’un pays lointain. Je vous écris d’un pays autrefois clair”. Phrases d’Henri Michaux que le poète Yórgos Seféris note dans son journal personnel à la date du 12 octobre 1946. Il avait brièvement rencontré le poète franco-belge, et il s’était souvenu de sa prose. C’est bien connu, toute poésie n’est pas forcément versifiée… surtout dans un pays autrefois clair, et encore.

Le karaoké, Place de la Constitution. Athènes, octobre 2017

Place de la dite “Constitution”, matins d’octobre. À la satisfaction générale le soleil domine et les températures remontent. Du moins, nous sommes loin de cet autre pays, autant évoqué par Henri Michaux, où “nous n’avons ici, qu’un soleil par mois, et pour peu de temps”. Maigre et cependant brillante consolation. Sur les plages d’Attique il y a ceux qui se baignent toujours… corps, âmes et chiens. Beau temps. Toutes ces dernières années, nous avons eu de beaux octobres !

Place de la Constitution, passages et passants, aux allures d’une normalité apparente. Temps inexorable, employés au regard assombri, puis, l’indéboulonnable chanteur… délustré, venu tout droit des années soixante-dix. Pour survivre, il ne lui reste que son ultime karaoké sur la place. Répertoire d’époque, souvenirs sonores d’un pays autrefois audible.

Sur la terrasse d’un des cafés historiques de la place, deux hommes à l’âge pas tout à fait mûr, discutent en attendant l’instant d’un rendez-vous imminent. “Alors, c’est notre rendez-vous avec le Secrétaire général du Ministère. Tu vois, l’affaire est presque conclue, nous obtiendrons enfin ce marché. Puis, avant la fin de l’année, il arrivera après tant de retards successifs ce financement européen que nous attendions tous, au bénéfice de l’administration de la Région d’Attique. Nous sommes également dans le coup. La semaine prochaine nous ferons notre tour chez les autres partis, essentiellement du côté de la Nouvelle Démocratie. Je suis de près les nominations des futurs candidats aux prochaines législatives, pour 2018 ou pour 2019 peu importe, pour peu que nous soyons toujours dans le coup…”

Place de la Constitution, Evzones et touristes. Athènes, octobre 2017

 

“Fête populaire”, Syndicat des ouvriers du bâtiment. Athènes, octobre 2017

 

“Jamais de travail le Dimanche. Avoir droit au temps libre et à la vie”. Affiche syndicale, Athènes, octobre 2017

Entrepreneurs de ce genre, suffisamment protégés et protecteurs du système clientéliste des partis. Rien de nouveau dans un sens. Le contraire de la situation que connaît Dimitri, ami rencontré cette semaine, lui aussi entrepreneur dans la branche des technologies supposées nouvelles… mais “hors système” comme on dit parfois ici : “Je ne m’en sors plus. Hausse des cotisations, hausse des taxes… mes trois employés… mes clients qui ne payent pas. En septembre, j’ai voyagé en Afrique pour conclure un contrat de sous-traitance. Puis, Tsipras et les siens… j’ai envie de les détruire. Basta…”

La société grecque se disloque. Il y a ceux qui… s’amarrent à une destinée encore réellement existante, et tous les autres, ceux pour qui le futur n’est visible qu’à travers une… gueule cassée.

“Que pouvons-nous faire enfin pour résister? Nos manifestations ont été brisées sous les matraques de la Police, nos bulletins de vote ont été trahis, ils ne servent et ils ne serviront plus à rien pour changer la situation”. Question posée en direct par un auditeur au journaliste Lámbros Kalarrytis et à la radio 90.1 de la bande FM, au soir du 11 octobre 2017. Le journaliste sans trop y croire et visiblement gêné, a voulu minimiser ces propos sur l’insignifiance patente et prouvée des élections. L’auditeur a finalement conclu… tout seul : “Il faut que le sang coule ; en Grèce, mais aussi partout en Europe pour que la situation change. Sinon, ceux qui nous contrôlent ne lâcheront pas, c’est tout”. “Bonne soirée Monsieur, je vous remercie…”

Vies grecques parallèles, semblables, voire, asymptotes. Les salariés du pays autrefois clair sont et seront… en cette fin infinie de droits, tandis que les retraités scrutent faute de mieux, l’arrivée des bateaux aux ports de l’Attique, tout comme la prochaine diminution du montant de leur pension. Beau pays, disons clair, aux nombreux visiteurs et aux baigneurs d’octobre !

Sur un port d’Attique. Octobre 2017

 

Baignades du moment. En Attique, octobre 2017

 

Plage d’Attique. Octobre 2017

 

“Pa(s)gratis”… Boutique. Athènes, octobre 2017

 

Dispute… politique. Athènes, octobre 2017

Place de la dite “Constitution”, matins d’octobre. À la satisfaction générale des visiteurs, la Garde Républicaine Evzone vieille sur les lieux et notamment sur le monument du Soldat inconnu. En ce 12 octobre 2017, la presse, comme les officiels, a commémoré la libération d’Athènes, jour de départ de l’Armée allemande.

“Place de la Constitution, le Général de l’Armée de l’air et commandant des forces militaires allemandes en Grèce, Hellmuth Felmy”, “ne se sentait pas du tout à l’aise. Le silence de la foule était terrifiant. Cela ressemblait à ce calme bien connu, avant qu’une tempête n’éclate. Les 1.625 jours d’occupation, de famine, de meurtres, de vols, de tortures, de viols, se briseraient alors d’une minute à l’autre. Même si ses soldats encore armés autour du Général avaient comme prévu formé un anneau de protection. En cas d’attaque de la foule, rien n’aurait pu le sauver.”

“Le temps s’est alors figé. La foule s’est immobilisée. Tout le monde regardait le commandant allemand traverser la route accompagné par deux soldats. Il n’était plus aussi fier, ni aussi arrogant qu’avant, tel qu’il apparaissait par exemple quotidiennement durant tous ces jours de la sombre occupation. (…) Il a franchi les marches du monument du Soldat inconnu. Il a salué les militaires et il a crié devant le maire d’Athènes, essentiellement pour se faire entendre par la foule :

“-J’ai l’honneur d’annoncer que l’Armée allemande a déclaré Athènes, ‘ville ouverte’. Le retrait des troupes allemandes de la ville d’Athènes a commencé. (…) Aussitôt, la foule s’est précipitée devant le monument pour piétiner avec rage la couronne déposée par Hellmuth Felmy,” hebdomadaire politique “To Pontíki”, le 12 octobre 2017.

Libération d’Athènes, le 12 octobre 1944. Presse grecque

 

Port de Rafína en Attique. Octobre 2017

 

La tombe du poète Kostís Palamas. Octobre 2017

 

Expression grecque ! Athènes, octobre 2017

Signe des temps peut-être, le drapeau grec est toujours planté sur la tombe du poète national Kostís Palamás (1859-1943), considéré comme le plus important de sa génération, il fut même proposé pour le Prix Nobel de littérature en 1939. Le 27 février 1943, les funérailles de Palamás donnent lieu à un poignant appel à la résistance par le poète Ángelos Sikelianós, par l’archevêque d’Athènes, Damaskinós, et par la foule immense qui reprend en chœur l’hymne national.

Je vous écris donc d’un pays lointain, autrefois clair, et toutefois encore vivant. Lorsque la romancière Rhéa Galanaki a présenté dans un café athénien devant un petit public formidable, attentif et ému, composé de lectrices et lecteurs venus de France, son dernier (beau) roman initiatique qu’est “L’Ultime Humiliation” , récit saisissant et ambitieux sur la “crise”, interrogeant ainsi l’identité et la destinée de la Grèce contemporaine, il s’était aussi passé quelque chose.

Sauf que l’éditeur français du roman se trouve en faillite, Rhéa nous rassure pourtant : “Bientôt, un autre éditeur, lequel vient d’acquérir les droits en langue française rééditera le livre. Il ne sera pas perdu.”

Rhéa Galanaki (à droite). Athènes, octobre 2017

 

“L’Ultime Humiliation”. Athènes, octobre 2017

 

Interrogeant ainsi… l’identité et la destinée de la Grèce contemporaine ! Athènes, octobre 2017

L’histoire comme on dit, s’accélère, les destins se figent, peut-être pour un temps seulement, et les mentalités quant à elles, alors décampent. Jusqu’en 2015, et jusqu’au referendum du ‘Non’ en juillet, les Grecs croyaient que par une certaine solution du type “miracle politique”, ils allaient retrouver le chemin de leur pseudo-paradis perdu de l’avant-crise. Deux partis, SYRIZA et ANEL, issus du front commun des luttes contre le Mémorandum et contre la Troïka ont été portés au (supposé) pouvoir.

Ces partis, leurs hommes et leurs femmes, n’ont proposé que de paroles, paroles et slogans alors sans véritable programme alternatif, prononcés sans y croire, et de ce fait sans lendemain. Et ces gens ont poussé le bouchon de la trahison et du cynisme jusqu’à… enclore les Grecs dans le flacon de l’immobilisme. Le choc, mais aussi une certaine sagesse vers laquelle il les conduira… ce flacon, sont toujours immenses. La nouvelle situation (le mémorandum Tsipras entre autres), semble être accepté faute d’autre perspective. Et alors, ceux qui ne peuvent plus supporter cette nouvelle réalité depuis 2015, s’évadent du pays, soit par un exil à l’étranger, soit par un exil dit “en interne”.

Paupérisés (ou pas), ces anachorètes nouveaux, iront ainsi retrouver leur village natal loin des villes, ils vont se réfugier au sein de leurs amis à la manière des groupes primaires combattants, qui les structurent autant à travers un mécanisme d’identification, de compétition et de miroir. Ils iront enfin s’accrocher à l’Orthodoxie, à la tradition populaire, entre autres formes de “départ”, à la musique de Rebétiko .

C’est la fin de la politique, ou plutôt de son illusion, entretenue encore coûte que coûte par les marionnettes parlementaires (et locales), et autant, par la… matrixicité médiatique.

“Génération du Chaos”. Athènes, octobre 2017

 

Local à louer. Athènes, octobre 2017

 

Expression murale. Athènes, octobre 2017

Mon ami K., enseignant, se comptait très volontiers présent à tous les mouvements et événements (espérés) politiques, depuis 2010. Et à présent, il se dirige vers l’Église. “L’Église, c’est le radeau de sauvetage le mieux accessible qu’il soit. Il faut alors y voir plus près, faute de mieux pour l’instant. Je visite un monastère par semaine et parfois, j’y reste un peu plus longtemps, durant les périodes des vacances scolaires par exemple. Depuis l’affaire SYRIZA de l’été 2015, l’attrait pour les monastères s’est considérablement renforcé.”

“Il y a presque toujours la queue… à l’entrée. Quelquefois j’y suis hébergé, accompagné de mon épouse et des enfants. Nous discutons avec les moines, nous nous apaisons ainsi de l’hybris de l’actualité, et nous en sortons… purifiés. Notre ami M. qui est souvent de la partie, l’autre jour, a voulu revenir sur la question de l’homme de la situation, de l’homme juste, de l’homme déterminé à prendre le pouvoir en Grèce pour mettre fin à cette décadence et autant trahison du régime démocratique, en attendant espérons-le, son renouveau. Tu sais, cette question que de très nombreux Grecs posent et se posent depuis 2015.”

“L’higoumène (abbé de monastères orthodoxes) alors lui répond : ‘C’est encore une illusion. L’homme providentiel, juste, bon et fort, ne pourra pas apparaître sous les conditions actuelles. Puis, un seul homme, aussi intelligent et habile qu’il soit, il sera rapidement éliminé ou avalé par le système. Pour l’instant, nous devons tous, d’en bas, nous organiser et agir à peu près comme durant la période de l’occupation ottomane. Autrement-dit, organiser des cours de langue gratuits et accessibles à tous, de notre langue évidemment qu’il va falloir désormais préserver, puis, de notre histoire, si malmenée désormais à l’école officielle. Les paroisses devraient aussi agir dans ce sens. »

“Homme attrayant cherche femme attrayante…”. Athènes, octobre 2017

 

Les visiteurs et le ferry. Port de Rafína, octobre 2017

 

Mentalités toujours. Port de Rafína, octobre 2017

 

Sphinx et… chat. Tombe de Michael Tositsas. Athènes, octobre 2017

“Tu vois peut-être. Je me suis désabonné entre-temps des nouvelles via Internet, celles des mouvements du type Plan-B, Unité Populaire et consorts, ils ont fait leur temps… et nous avons suffisamment perdu notre temps et notre énergie avec eux… et il faut le dire en vain. Nous avions en réalité accordé trop d’importance à ces gens, tout comme les autres Grecs à ceux de droite, nous devons ainsi désormais avancer dans la compréhension profonde de notre monde et aussi peut-être de leur monde, avant de pouvoir nous organiser et agir enfin efficacement. Sauf que nous avons besoin du moins… d’une petite gamelle remplie par jour, je le reconnais, ce n’est plus à la portée de tous dans ce pays.”

Mentalités alors galopantes. Mon ami transformé ! 2015, c’est loin, très loin derrière nous. Grandes et parfois petites annonces au pays autrefois clair : “Homme attrayant cherche femme attrayante, âgée de 40 ans maximum. J’offre l’hébergement gratuit dans un loft. Monsieur Vangélis 38 ans, je gagne 1.500€ par mois, téléphone…”, ce n’est pourtant pas le couvent ! Stratégies de vie comme de survie.

Les retraités et les visiteurs scrutent en attendant, l’arrivée des bateaux aux ports de l’Attique. Touristes qui restent parfois allongés sur les quais durant un long moment, mentalités toujours. Place de la Constitution, passages et passants, toujours aux allures d’une normalité apparente. De même on dirait que du côté du cimetière des illustres, entre… Sphinx et… chats, sur le sépulcre par exemple de Michael Tositsas , homme d’il y a deux siècles déjà, homme autrefois riche, autrefois cultivé et autrefois puissant.

Sous l’Acropole. Quartier de la Pláka, Athènes, octobre 2017

 

Hermès… de ‘Greek Crisis’. Athènes, octobre 2017

Je vous écris d’un pays lointain. Je vous écris d’un pays parfois clair. Comme pour les deux chats de ‘Greek Crisis’, Mimi, la grande, et Hermès, le petit. C’est bien connu, toute poésie n’est pas forcément versifiée…

Mimi et Hermès, chats de ‘Greek Crisis’. Athènes, octobre 2017

* Photo de couverture: ‘Je vous écris d’un pays lointain’. Garde Evzone, Athènes, octobre 2017

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