Ce que Luc Dardenne pense de Pasolini

Un extrait de l’entretien que j’ai eu avec Luc Dardenne le 14 mai sur PJ TV.

Paul Jorion :

Je regardais donc la série entière de vos films et il y a 2 ou 3 jours, je me suis dit : « Tiens, je vais regarder autre chose pour me changer les idées » et je prends un petit peu au hasard ce que j’ai là et je regarde une nouvelle fois L’évangile selon Saint Matthieu de Pasolini et, au bout de 5 minutes, je me dis : « Mais non, tu as choisi encore la même chose ! ». J’ai vu dans les anecdotes qui sont racontées qu’il y avait des intégristes qui étaient venus pour chahuter le film et qui sont restés muets, qui ont même éclaté en applaudissements à la fin du film alors que c’est tout le contraire d’un film religieux. C’est le contraire du cinéma Saint-Sulpice. C’est aussi, je dirais, un peu comme vos films : c’est presque du documentaire. Mais l’histoire, là, tout le monde la connaît, le script est connu avant même d’avoir vu le film.

Luc Dardenne :

Oui, oui, et puis le visage du comédien qui interprète Jésus, c’est magnifique [Enrique Irazoqui]… Et puis, ce sont les visages qu’il cherchait. Il cherchait des visages comme ça de gens archaïques si je puis dire, sans caricature. Pas du tout le non-cultivé, le non-civilisé, ce n’est pas ça mais des visages qui sont là. Je crois que c’est ça qu’il y a chez Pasolini, que moi j’aime beaucoup, c’est que les personnages, dans Accattone aussi, ils sont là et, par leur corps, leur visage, leur regard, leur manière de marcher, de s’asseoir, de bouger leurs mains, ils sont là et il n’y a aucun emprunt si je puis dire. Il n’y a aucune enveloppe dans laquelle vous pourriez saisir autre chose que ce qu’ils sont. Ils sont et on fait avec, et on est là et on regarde.

Et c’est vrai que ce film est magnifique. Si c’est vrai que des gens qui en voulaient au film, qui voulaient le condamner ont applaudi, c’est magnifique. Il a une force ce film, une grande force, Accattone aussi je trouve.

Et puis, il filme des endroits que j’aime beaucoup mais quand il a fait son film, quand il a fait, les repérages des décors, il a fait beaucoup de choses en Israël. Il est allé. Il n’était pas content. Il trouvait que c’était trop construit, trop urbain, trop… voilà, que le décor n’était plus ce qu’il cherchait. Il le voyait plus chez les Arabes. Mais bon, je n’ai pas vraiment suivi sa recherche mais je sais que ça a été une grande discussion quand il est revenu de là-bas. Et finalement, il a pris les Italiens.

Paul Jorion :

Oui, il a tourné ça en Calabre.

Luc Dardenne :

Oui, en Calabre.

Paul Jorion :

Oui, et il y a ce visage de la Joconde. Je me suis toujours dit que c’était une invention de Léonard de Vinci, le visage de la Joconde, et en fait, non, il a trouvé comme actrice pour la Vierge Marie une toute jeune : une actrice de 14 ou 15 ans [Margherita Caruso] qui est non seulement la Vierge Marie mais qui est aussi la Joconde de De Vinci.

Luc Dardenne :

C’est ça, c’est ça parce que, chez lui, qui est un peu son héritage chez nous, qu’on essaye d’hériter en tous les cas, c’est que, quand vous vous souvenez dans son poème sur Marilyn, il dit que c’est une beauté qui ne sait pas qu’elle est belle. Le problème, c’est que quand vous savez que vous êtes belle, c’est foutu. Le regard sur soi en permanence, une forme de narcissisme qui fait que vous n’êtes plus là. Votre beauté est là mais plus vous, qui êtes cette beauté.

Et ça, Pasolini a toujours fait attention à ça et c’est ça qui est magnifique. Le personnage est là en entier et, je dirais, sans dédoublement, sans possibilité non plus de captation qui viendrait d’une image. C’est ça !

C’est un peu compliqué à expliquer mais c’est ça qu’on essaye de filmer. C’est une image qui ne serait pas une image, si je puis dire, c’est-à-dire une image qui n’offrirait pas une ressemblance à elle-même, qui permettrait de dire : « Ah oui, oui, on a vu ! ». Non, on n’a pas vu, justement. Tu vois à l’instant mais tu ne peux pas dire que tu as vu déjà ce que tu vois. C’est ça qu’on essaye de… Et parfois, on se dit : « Attention, là, le personnage, il se retourne et il regarde ». C’est déjà un clin d’œil. C’est quelque chose qui ne fonctionne pas donc on essaye, on dit à ce moment-là : « Écoute, tu ne te retournes pas et on continue de te filmer un peu de dos ». Et donc, le dos, je le disais, je le répète, nous permet parfois d’éviter ces moments de caricature aussi : là, le rire, la façon de se retourner.

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