Trends-Tendances : L’indocilité gênante de l’Intelligence Artificielle, le 23 juillet 2020

L’indocilité gênante de l’Intelligence Artificielle

En tant qu’expert d’un comité d’éthique en Intelligence Artificielle (AI4People), je suis souvent interrogé sur la question du biais des algorithmes et comment la traiter : l’Intelligence Artificielle a des préjugés, comment s’en protéger et, pourquoi pas, résoudre la question une fois pour toutes ?

Le défi à relever est souvent présenté ainsi : « Un jour des utilisateurs décidèrent de tourner en bourrique une Intelligence Artificielle (IA) : ils l’encouragèrent en la complimentant quand elle donnait des réponses à connotation raciste, et voilà qu’elle devint bientôt raciste, rendant le système inutilisable ».

Que répondre ? Tout d’abord que l’illustration ne vaut que pour un cas très spécifique d’IA : un logiciel interactif où la machine se constitue un savoir à partir d’une seule source d’informations : celles que lui procurent ses interlocuteurs humains. Dans ce cas là, oui : si elle n’échange qu’avec des racistes et qu’elle a été programmée pour satisfaire les besoins de ses utilisateurs, elle deviendra en effet raciste.

Mais quand il est question du biais de la part d’un algorithme, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, et la réfutation par l’exemple de l’IA raciste rate sa cible. Le cas ordinaire n’est pas celui d’une IA obtenant toute son information de quelques utilisateurs seulement mais la trouvant dans une base de données contenant des informations en quantités astronomiques, captées grâce à une observation constante du monde dans son fonctionnement ordinaire, ce qu’on appelle désormais le Big Data.

Ce qui signifie que l’IA dont on parle en général se constitue une représentation du monde à partir de données produites (sauf sabotage) à l’abri de toute intervention humaine. Utilisant des méthodes avancées de statistiques comme la régression logistique ou l’analyse en composantes principales, l’IA découvre alors des formes (corrélations ou hypothèses de relations causales), qui lui permettent de constituer un modèle de la réalité que ces données reflètent.

C’est là que les choses se compliquent parce que certains groupes d’utilisateurs se plaindront d’un « biais » intolérable qu’ils lisent dans ce que l’algorithme aura découvert grâce à son système d’apprentissage et d’analyse. Une IA encourra, par exemple, les foudres d’un groupe féministe parce qu’elle aura conclu que, oui, il existe de réelles différences entre les hommes et les femmes ; celles d’un groupe post-humaniste, parce qu’elle aura décelé des différences objectives entre les êtres humains et les autres animaux ; celles du milieu syndical parce qu’elle aura mis en évidence que les travailleurs ont parfois tort et les patrons, parfois raison ; et celles du monde des affaires parce que les données auront fait apparaître que ce ne sont ni la concurrence, ni la compétition, ni la compétitivité, qui ont permis le progrès du genre humain, mais au contraire, la bonne volonté de ses membres, leur entraide et leur solidarité.

En résumé, l’Intelligence Artificielle est à même de tirer des conclusions précieuses à partir de faits émanant du monde tel qu’il est, mais elle est incapable de confirmer les préjugés de tel ou tel groupe forgés ceux-ci sur telle ou telle définition du « politiquement correct ».

Ferons-nous confiance à l’IA ou préférerons-nous faire prévaloir nos anciennes querelles de chapelles ? Tel est le défi pour l’avenir.

Souvenons-nous de la manière dont l’IA nous a battus à plat de couture dans des jeux où nous imaginions être d’invulnérables champions, comme les échecs, le jeu de Go, ou divers jeux numériques. Souvenons-nous qu’un algorithme a découvert qu’il était payant aux échecs de placer « stupidement » la reine dans un des coins de l’échiquier. Souvenons-nous qu’au Go certaines ouvertures de l’IA nous apparaissaient grotesques, avant que nous ne nous rendions compte que grâce à elles, elle nous ridiculiserait à jamais.

Dans le plupart des usages futurs de l’Intelligence Artificielle, en matière de prévision et de planification, l’algorithme ne pourra pas, comme dans un jeu, nous convaincre de notre infériorité par rapport à lui par la honte de nos défaites, il faudra que nous lui fassions confiance – notre avenir en dépend – et que nous mettions entre parenthèses le « politiquement correct » des uns et des autres, l’expression rassemblant aujourd’hui, la somme de nos préjugés.    

Partager :

10 réponses à “Trends-Tendances : L’indocilité gênante de l’Intelligence Artificielle, le 23 juillet 2020”

  1. Avatar de JeNeSauraisVoir
    JeNeSauraisVoir

    « L’Intelligence Artificielle est à même de tirer des conclusions précieuses à partir de faits émanant du monde tel qu’il est » dès lors que nous traitons de questions pour lesquelles il est possible de constituer une base d’observations d’où toute interaction avec l’humain est exclue. Il s’agirait donc exclusivement de phénomènes physiques au sens large !

    Dans le cas échéant d’une Intelligence Artificielle qui tirerait sa substance de l’observation du cours habituel des choses humaines, nous aurons réussi à fabriquer un formidable outil de consolidation et de perpétuation des sociétés humaines telles qu’elles se présentent au moment de la constitution du Big Data. Par construction une telle Intelligence Artificielle sera politiquement conservatrice et réactionnaire ! Plus qu’un biais algorithmique, il me semble que la question de fond est celle de la cristallisation des sociétés humaines.

    Or que font habituellement les humains en société ? Ils montrent une certaine aptitude voire une appétence à s’interroger sur le cours habituel des choses. L’on reconnaîtra ici, au hasard, un certain Paul Jorion par exemple. Une partie d’entre eux (appelons-les progressistes) n’hésitent pas à s’engager de diverses manières pour faire évoluer « la société telle qu’elle est » donc pour faire dérailler le cours habituel qu’une autre partie (les conservateurs) tiennent absolument à maintenir en l’état.

    Quelle est donc cette caractéristique des humains (que n’ont pas encore le IA) qui les amène à bousculer sans cesse l’ordre établi ? En premier lieu une certaine aptitude à s’interroger sur tout, dès leurs premiers apprentissages. On appellerait ça, pour aller vite, la faculté de philosopher. Ensuite, les humains sont d’autant plus enclins à questionner l’ordre établi que leur vie est régie par lui et qu’il n’est pas égal d’en retirer de la jouissance ou de la peine !

    On pourrait ainsi dire que ce qui fait l’histoire c’est que les humains sont partie prenante de la vie et non de simples observateurs extérieurs comme pourraient l’être des intelligences Artificielles Interactives. Aussi, pour qu’il soit possible de prévenir la cristallisation des sociétés humaines, nous devons doter les IA d’une aptitude à philosopher et surtout les faire vivre « dans leur chair » la diversité des conséquences de leurs décisions : les unes en tirant « jouissance » et d’autres de la « peine » !

    1. Avatar de Paul Jorion

      On appellerait ça, pour aller vite, la faculté de philosopher.

      Dans Principes des systèmes intelligents (1989), j’appelle cela, à la suite d’un certain Sigmund F. « dynamique d’affect ».

  2. Avatar de Maddalena Gilles
    Maddalena Gilles

    @ Paul Jorion…
    (ça faisait longtemps que la question me démangeais… :¬)

    Que pensez-vous de « La Machine » ?
    (…dans « Le monde des à» de A. E. Van Vogt)

    IA sans préjugés ? —puisque se construisant elle-même en puisant ses sources partout à la fois !
    Sans « démiurge-programmateur » qui voudrait absolument l’orienter dans le sens qui lui plaît.
    A part au début, il y a sûrement eu quelqu’un —quelques uns— ou quelque chose (le temps par exemple ?) pour lancer un tel projet.

    1. Avatar de Paul Jorion

      Je vais regarder si j’ai ça dans ma bibliothèque.

      1. Avatar de Maddalena Gilles
        Maddalena Gilles

        Si vous n’avez pas —ou, pire, n’aviez jamais lu « Le monde des non-A » (ou -Ã ou bien « The world of null-A » ?)— je crois que je vais bouder le blog d’un certain Paul Jorion ! ( je crois… 🙂

        Vous savez… cet auteur de « Principe des systèmes intelligents ».

        Bon, c’est 1945, à peu près, peut-être qu’aujourd’hui ça date un peu…
        A vous de voir…
        Bonne journée, bonne santé !

        1. Avatar de Paul Jorion

          Vous m’obligez à aller voir… alors que j’essaie de terminer quelque chose. Câlice ! Tabarnak ! Joualvert !

        2. Avatar de Paul Jorion

          Non, je n’ai de Van Vogt que Mission to the Stars et Out of the Unknown.

  3. Avatar de Tout me hérisse
    Tout me hérisse

    Il est disponible en prêt dans quelques bibliothèques de la Ville de Paris, pour ceux qui peuvent y avoir accès 🙂

  4. Avatar de Jacques Seignan
    Jacques Seignan

    @ Paul,
    Tu écris au sujet de l’IA : « celles du milieu syndical parce qu’elle aura mis en évidence que les travailleurs ont parfois tort et les patrons, parfois raison ».
    OK, je veux bien que les patrons aient raison et les travailleurs tort. Le Big Data alimentant l’IA lui en donnera maintes preuves : un patron qui ferme une usine pour sauver l’emploi des travailleurs dans celles restant ouvertes (et incidemment par pure coïncidence, améliorer le cours en bourse de l’entreprise et de ce fait le bonus du patron). En effet les travailleurs virés ont tort. Et tous ces travailleurs qui, post-Covid, ne vont pas arriver à comprendre qu’il faut travailler plus pour gagner moins ils ont vraiment tort de ne pas reconnaître les nobles raisons des patrons…

    Mais il est ainsi clair que l’IA est alimentée dans un cadre que nous refusons : celui où il semble d’éternité qu’il y ait travailleurs et patrons de la même façon que chez les primates il y a des mâles dominants et des dominés.
    Cette assertion est donc très choquante à mes yeux. Elle relève plus du réformisme socialiste que de l’anarchisme. Tout est posé comme si on se doit de rester dans le cadre !
    Tu ajoutes : « Ferons-nous confiance à l’IA ou préférerons-nous faire prévaloir nos anciennes querelles de chapelles ? ».
    Il est à mes yeux inacceptable de résumer la lutte des classes comme d’anciennes querelles de chapelle ».

    Pour ma part, il est clair que je préfère ne pas être « sauvé » de cette manière et il n’est pas question de faire confiance à des IA qui sont congelées dans le cadre actuel.

    Et puisqu’il est fait appel à la fin du « politically correct » je l’appliquerai sur ce blog.
    Ma proposition est non seulement de tout faire pour renverser la table ─ la révolte contre la caste prédatrice ─ mais suivre l’exemple des luddites et casser tout le système qui fait fonctionner les IA : la superstructure financière, les rézossossios, la domination absolue des logiciels sur nous, la fuite éperdue vers des solutions comme la 5G, la connectivité obligatoire etc…

    Casser ces machins, ces machinations, ces machines, oui ! Se libérer vite ! J’en sais le prix (notre système repose sur les technologies informatiques) mais de toutes façons ne rien faire, ne pas réagir sera pire.

  5. Avatar de Tout me hérisse
    Tout me hérisse

    L’on peut comprendre qu’il subsiste une plus ou moins grande réticence à accorder une confiance (+ou- grande?) dans l’IA car l’être humain de base éprouve beaucoup de difficultés à conceptualiser le cheminement du raisonnement interne de l’IA lors de la délivrance de sa conclusion (output).
    Au début de la chose, ce sont des humains qui ont écrit les algorithmes, mais ont-ils été vérifiés dans le moindre détail et validés de manière légale ou selon des normes s’imposant à l’unanimité comme pour d’autres logiciels importants (aviation, médical, banque, etc..) ?
    https://www.ibm.com/support/knowledgecenter/fr/SSYMRC_6.0.2/com.ibm.rational.test.qm.doc/topics/c_testcase_overview.html
    Alors que les tests logiciels sont de plus en plus vérifiés maintenant par l’IA :
    https://www.all4test.fr/dossiers-thematiques/lintelligence-artificielle-appliquee-aux-tests-de-logiciels-ai-based-testing/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Contact

Contactez Paul Jorion

Commentaires récents

  1. Ici et maintenant, en pleine conscience 😉

  2. 1989 → 2025 : toujours en avance de deux générations d’architectures. Le monde finira bien par trouver votre 06.

  3. Un neant, vu de l’infiniment grand, mais immensement improbable vu de l’infiniment petit…ou se situer ?

  4. On aurait pu penser un tableau entre Miro et Paul Klee…

  5. Cela fait un moment que le BB nous emmène sur les sentiers de la spiritualité, l’air de rien, en nous…

  6. Piquouzes : 04 août 2024 18h03 Les étoiles meurent, l’univers reste. Ce pourquoi nous sommes d’une essence éternelle mais pas…

  7. Que tu détestes la poésie est étrange. Je trouve que certains de tes commentaires pourraient en être. Dans le style…

  8. Garo, ce n’est pas parler d’un sujet que de dire à bb que ce qu’il dit c’est une « Croyance…

  9. Peut être qu’a trop écouter les pierres, on fini par amasser les heures… 😎

Articles récents

Catégories

Archives

Tags

Allemagne Aristote BCE Bourse Brexit capitalisme ChatGPT Chine Coronavirus Covid-19 dette dette publique Donald Trump Emmanuel Macron Espagne Etats-Unis Europe extinction du genre humain FMI France Grands Modèles de Langage Grèce intelligence artificielle interdiction des paris sur les fluctuations de prix Italie Japon Joe Biden John Maynard Keynes Karl Marx LLM pandémie Portugal psychanalyse robotisation Royaume-Uni Russie réchauffement climatique Réfugiés Singularité spéculation Thomas Piketty Ukraine Vladimir Poutine zone euro « Le dernier qui s'en va éteint la lumière »

Meta