La première fois que j’ai vu ma Princesse, ou plutôt que je l’aie entraperçue, c’était pareille à Vulcain dans sa forge. Il y faisait très sombre, le peu de lumière qu’il y avait provenait de deux sources : la porte entrouverte par laquelle j’étais entré dans la pièce et la lueur rougeoyante qui venait de la gueule ouverte de l’engin dans lequel elle enfournait ce qui, je l’ai compris plus tard, étaient de grands « lumps » de pains et de brioches qui permettraient à la maisonnée de se sustenter durant la semaine qui s’ouvrait.
La première chose que j’aie vu était son dos entièrement dénudé à l’exception d’un unique bouton à hauteur de la nuque qui retenait la blouse et permettait quand même de cacher le buste devant. La chaleur qu’il faisait dans la pièce justifiait la tenue.
Nous étions en 1975, et à cette époque, pour les jeunes femmes de l’âge de Penny, doctorante comme moi à Cambridge, le soutien-gorge était un instrument de supplice inventé par un déséquilibré, un homme probablement, et appartenait désormais – Dieu merci ! – à la grande famille des espèces éteintes. Comme nous ne l’ignorons point, et au contraire de la quasi totalité des espèces disparues, il ressusciterait un jour.
Andy, jeune enseignant à Cambridge, m’avait pris en amitié, ce qui expliquait mon invitation ce soir là dans la maison commune où je rencontrais aussi pour la première fois sa femme Kathryn, et ses enfants, Bob le garçon et Sarah, la fille. « Penny, voilà Paul, qui mange avec nous ce soir ».
Elle portait un fichu, noué dans la nuque, qui m’interdit de voir alors sa chevelure de jais aux longs cheveux raides.
J’ai pu voir alors son visage de hulotte aux yeux perçants, Isis et Athéna tout en un. Je n’ai pas le souvenir que ce fût le coup de foudre. « Rien n’est plus beau que les mains d’une femme dans la farine » déclarait le regretté Claude Nougaro, dont on espère qu’il n’y croyait pas vraiment. Là, nous étions plus avancés encore d’un degré : la tête cette fois d’une femme et carrément dans le fourneau, un de ces fours AGA de professionnel où il y a des portes partout, des grandes et des petites, vous permettant de faire toutes sortes de choses en même temps, dans d’immenses ou de minuscules cavités, aux diverses fonctionnalités et où les températures diffèrent, la chaleur pouvant émaner d’en haut, d’en-bas ou de que sais-je encore.
Sa chambre, comme je l’apprendrais bientôt, était très grande et très belle, avec de très hautes fenêtres ouvrant sur les bois entourant cette vaste maison commune. C’est là que j’ai appris à parler l’anglais comme un Anglais d’Angleterre, qui serait né dans les murs mêmes d’un vénérable collège de Cambridge, catégorie sans véritables représentants.
Mélangé savamment dans des poses astucieuses à la femme que l’on aime, voilà comment il faut apprendre une nouvelle langue si l’on souhaite que la perfection avec laquelle on la maîtrise soit non seulement celle des gens du cru mais encore celle – si l’on peut dire – d’une authentique seconde langue maternelle.
Penny m’apprit d’une part comment me faire passer pour un oxbridgien de naissance, et me désapprit d’autre part avec la constance et la ferveur d’une institutrice du temps jadis, l’anglais qui était le mien jusque-là.
« On ne dit pas ça ! », affirmait-elle, maîtrisant mal le courroux qui perçait dans sa voix. « Tu es certaine ? » demandais-je, relativement sûr d’avoir pourtant vu cela quelque part, ailleurs que comme graffiti sur un mur.
Je lui montrai un jour dans un texte l’expression incriminée, le monstre dont elle niait l’existence et dont j’étais sûr de l’avoir déjà rencontré en un endroit fréquentable. « Regarde ! » lui dis-je, « C’est là ! » Je me souviendrai toujours du regard dont elle me gratifia à cet instant, où se combinaient en un « complexe », comme s’exprimaient les anciens alchimistes, l’indignation contenue, une dose certaine de mépris, ainsi que la compassion anticipée vis-à-vis de celui ou de celle qui ne possède peut-être pas le degré d’intelligence nécessaire pour comprendre ce qui va lui être dit. Le sourcil de droite légèrement relevé, elle me fixa droit dans les yeux et m’asséna : « Ce n’est pas de l’anglais : c’est de l’américain ».
Ainsi tout s’éclairait : ce que j’avais appelé jusque-là « mon bon anglais », n’était qu’un ersatz venu d’outre-Atlantique dont le subjonctif est tout entier absent, où tous les verbes irréguliers ont été – pour faire bonne mesure – rendus réguliers (les Américains disent pour « il prit » – je ne vous mens pas – « he catched » au lieu de « he caught »), où manque tout ce que l’on entreprend d’apprendre à un petit Anglais quand il s’assied à six ans sur les bancs de l’école pour éradiquer les fautes qu’il a naïvement commises jusque-là dans sa langue en tentant de la simplifier par quelques aimables raccourcis.
Je l’appelais « ma Princesse » et je pense toujours à elle comme à « ma Princesse », ce qui n’a rien d’original, mais est bien joli. Souvenez-vous de Roberto Benigni qui appelle son épouse « Principessa ! » dans un film appelé « La vie est belle », où les Bons ridiculisent une fois pour toutes les Méchants, en montrant à quel point il est triste d’être un méchant – au prix de leur vie bien entendu, mais l’on n’a rien pour rien !
Mais la raison pour laquelle je l’appelais « ma Princesse » n’avait rien à voir avec tout cela, c’était plus banalement – et plus aristocratiquement aussi – parce qu’elle était véritablement princesse.
J’avais un jour été invité à dîner à Londres chez ses parents. Son petit frère – qui deviendrait un jour un historien célèbre – m’aborda en me disant tout de go : « Connaissez-vous le déroulement précis de la bataille de Waterloo ? », et comme j’avais répondu par la négative, il commença par nous apporter de grands diagrammes de sa composition qui nous permirent de suivre pas à pas le déroulé tragique des événements qui nous conduit de La Belle-Alliance à Hougoumont, en passant par la Papelotte et la Haye-Sainte. L’exposé – si l’on peut dire – me remit en mémoire la relation vivace par le capitaine Haddock du combat épique où s’étaient affrontés autrefois son ancêtre François de Hadoque et le cruel Rackham le Rouge : une charge de chevau-légers à l’extrême-droite, une salve de canon de 12 livres de Gribeauval droit devant, baissez-vous ! Et ainsi de suite.
Alors que plus tard j’admirais au mur le très beau tableau d’un palais au sein d’un vaste parc, le père de Penny s’approcha de moi, ce qui me permit de l’interroger :
- « C’est là que vous avez grandi ? »
- « Oui, mais une partie seulement de chaque été, me répondit-il, dans ce merveilleux pavillon de chasse que vous apercevez là ! »
Mais il n’avait pas fini de me surprendre.
« Vous êtes de Bruxelles, me dit-il, eh bien je vais vous confesser que c’est dans cette ville que j’ai été le plus amoureux ! »
La maman était également assise à la table, mais dans ce milieu là des remarques de ce genre n’assombrissent nullement l’atmosphère car on n’y entretient aucune illusion sur les principes élémentaires selon lesquels fonctionne l’âme humaine.
Sur quoi il entreprit de décrire la jeune femme en question. Je ne tardai pas à l’interrompre : « Son nom n’était-il pas M*** T*** ? »
Il s’agissait bien d’elle en effet, M*** et son mari faisaient partie du cercle le plus rapproché des amis de mes propres parents.
« Le monde est petit », a-t-on coutume de dire dans ce cas-là. C’est une manière de voir les choses mais qui ne vaut pas pour tous : le monde de certaines personnes est petit, parce qu’il s’agit d’un petit monde, même s’il n’a jamais été question de palais, ni même de pavillons de chasse dans les histoires courant dans ma propre famille. Un petit monde que ma mère m’avait décrit à sa façon en m’ayant dit un jour : « Tu pars en Amérique ? Tu connais des gens là où tu vas ? Non ? Ça ne fait rien, tu fais du tennis et tu sais jouer au bridge, tu sauras comment te débrouiller ! »
Sur les douze ans que j’ai passés aux États-Unis, je n’ai ni fait du tennis, ni joué au bridge, ni n’ai même joué au golf, ni fait du polo. J’ai une autre façon de procéder pour découvrir et comprendre ce qui fait l’âme d’un pays : je m’y laisse couler, sans me soucier de qui j’étais au moment du débarquement.
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