My own Britain I. First contact

L’été 1966 a été pour moi l’occasion de la première rupture avec mes étés sages à la plage et à faire de la voile dans une station balnéaire des familles dans les Côtes d’Armor, « Côtes du Nord » à l’époque, comme c’était mon habitude depuis une douzaine d’années :  j’ai passé l’été à Londres.

Les auberges de jeunesse étaient combles et, éconduits simultanément par la même préposée à celle de Holland Park, un Américain et moi avons décidé de mettre nos efforts et nos ressources en commun. En fin de journée nous partagions un « bedsitter » (un studio meublé) à Notting Hill Gate. Nous aurions pu plus mal tomber. Dix ans plus tard, les parents de ma princesse habiteraient une rue parallèle. Je me souviens de deux choses à son sujet : il ressemblait à Clark Kent, l’identité de Superman quand il ne vole pas, et il m’avait humilié en m’interrogeant sur ma bagnole. Il m’avait demandé : « Vous avez une auto ? » Je lui avais expliqué que oui : une Deux chevaux. Il avait commenté très gravement, sans même chercher à se moquer de moi, ce qui était pire encore : « La tondeuse à gazon chez mes parents est plus puissante ». Nous avons découvert Londres ensemble. Nous l’explorions très systématiquement : British Museum, National Portrait Gallery, Saint-Paul’s Cathedral, Tower of London, etc.

J’étais désormais accro à Londres. L’année suivante je suis revenu, mais dans un autre cadre : je participerais à un chantier de travail où nous ravalions un hôpital de jour psychiatrique. Je me souviens d’un Russe qui jouait aux échecs du matin au soir, et dont les propos désabusés me convainquirent qu’il était un génie à sa façon, avec qui j’ai eu quelques conversations passionnantes sur le jeu. À aucun moment cependant il n’a levé les yeux pour échanger un regard avec moi.

Nous formions une équipe internationale : des Britanniques et des étrangers. Les étrangers, moi mis à part, c’était des Tchèques. Quand dans la tournante c’était le tour de l’un dans la dizaine d’entre eux ou elles de faire la cuisine, on avait droit immanquablement aux crêpes de pomme de terre (j’en ai mangé davantage durant cet été que dans le reste de ma vie).

Je me souviens de Carol l’Anglaise dont je dévorais consciencieusement la langue, ce qui l’interrompait momentanément dans la description de ses chats qui, affirmait-elle, guettaient impatiemment son retour. Quand je m’enquis auprès de l’une des encadreuses pourquoi elle refusait de lui parler, celle-ci me dit avec indignation et comme si elle s’adressait à un demeuré : « Vous n’avez pas noté que je m’appelle ‘Campbell’ et qu’elle est une ‘MacDonald’ ? » Non, je n’étais pas encore anthropologue, je ne connaissais pas encore toute l’étendue de la stupidité humaine, ni les horreurs des luttes fratricides qui déchirèrent l’Écosse au fil des siècles (*).

Je me souviens de Pamela, noire comme l’ébène, native des West Indies (les Antilles britanniques), à qui on ne la contait pas et qui me fit comprendre que son sac de couchage était beaucoup trop vaste pour une seule personne. Je ne cherchai pas à la démentir car elle avait la peau si douce. 

Nous étions à Southwark, au Sud de la Tamise, dans un quartier cypriote. C’était une période de grande tension entre Cypriotes d’origine grecque et d’origine turque. La nuit éclataient des bagarres entre eux dont nous entendions le fracas. Nous dormions dans une chapelle désaffectée et il nous avait été enjoint de ne pas sortir une fois le soleil couché, de peur que nous soyons pris dans ces affrontements. Mais avec Carol et Pamela dans la chapelle, je n’avais pas spécialement envie de sortir.

Dans le contingent anglais de notre petite équipe, il y avait une jeune femme que son copain venait chercher avant la tombée de la nuit dans une Bentley ou quelque chose du genre, elle était la fille de James Callaghan qui était Chancelier de l’Échiquier à cette époque, avant de devenir Premier ministre. Elle n’était pas encore Baroness Jay of Paddington.

Un jour, tout le monde a été invité à une soirée : notre équipe, les soignants et les habitués de l’hôpital de jour. Il y avait un tourne-disque, on a dansé le Hokey Cokey, un de ces airs où il faut suivre les instructions et gesticuler profusément : l’ancêtre du Madison et de la danse des Canards. Il y avait là un Anglais, de notre âge, c’est-à-dire vingt ans, il animait la soirée, il invitait à danser des dames nonagénaires qui souffraient de démence sénile. Il les faisait rire. Quand j’entends le mot « sainteté », je pense à lui.

Souvenir vivace de cet été 1967 : une promenade seul un dimanche dans la partie Ouest de Hyde Park appelée Kensington Gardens. Je suis à proximité de la petite pièce d’eau où se trouve une statue d’Edward Jenner (1749-1823), l’inventeur du vaccin de la variole. A gorgeous day ! Un temps splendide ! Lors de mon séjour l’année précédente, les Hippies n’étaient nulle part à Londres, maintenant ils sont partout. La sérénité dominicale de ce parc anglais est soudain brisée par un vendeur de journaux qui s’époumonne : « Brian Epstein, dead ! », l’imprésario prodige des Beatles est mort d’une overdose à l’âge de trente-deux ans.

* Si vous ne l’avez pas vu, essayez de voir Culloden (1964), le film de Peter Watkins qui narre la bataille de Culloden en 1746. C’est si bien fait que si on me demandait à brûle-pourpoint : « Y étiez-vous ? », je répondrais : « Oui ! ».

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Une réponse à “My own Britain I. First contact”

  1. Avatar de PASQUET Régis
    PASQUET Régis

    Ce qui devrait manquer aux jeunes gens et aux jeunes filles si tous ensemble nous n’y prenons garde, si tous ensemble nous ne les aidons pas à renoncer aux rêves qui ne sont pas ni n’ont jamais été les leurs, c’est la légèreté.
    A quel âge avons-nous perdu la nôtre et depuis combien de temps lui avons-nous substitué la nostalgie qui hélas n’apportera pas la paix tant espérée ?

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