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Les Grands Bancs a paru dans L’Âne Le magazine freudien, 32, 1987 : 23.
Je l’ai trouvé vers les quatre heures sur les quais, à deux pas de l’Hôtel de Ville. Quatorze ans à l’espérer, une année de recherche active. J’ai passé la soirée, puis une partie de la nuit à le lire. D’abord sur le divan, puis sur le divan devenu lit. La larme m’est montée à l’œil dès le départ des bisquines pour la « caravane » vers les bancs aux noms si peu bretons, Bouqueri, Bas-de-l’eau, Parc à Meury, Saint-Georges, Beauvoir-ô-le-Mont… J’ai pleuré quand les femmes n’en crurent pas leurs yeux devant les coquilles vides, dans les parcs dévastés. Puis, lorsque la peau de vache de mère retrouve enfin sur la grève le corps de son mari emporté dans un coup de vent et en prévient des fermiers, avec ses mots de paysanne qui ne parle qu’ « utile » : « Je viens de retrouver en bas mon homme qu’était noyé. La mer l’a rendu. Faudrait que vous m’aidiez à l’enlever », alors, la lucidité excessive du petit matin aidant, j’ai pleuré comme un veau.
J’ai entendu parler de La caravane de Pâques de Roger Vercel (Albin Michel 1948) aux premiers temps de ma fréquentation des pêcheurs. C’était à Houat, après une projection de « La mer et les jours » (1958), le film de René Vogel et Alain Kaminker durant le tournage duquel le second se noya. Les lumières s’étaient rallumées dans le grenier du foyer Saint-Paul et tandis que pas seulement les femmes se mouchaient bruyamment, un homme m’avait dit avec un sourire de contentement : « T’as lu La caravane de Pâques ? Çui-là aussi il avait compris quelque chose à la vie des pêcheurs ! »
J’aurais pu, bien sûr, le trouver en bibliothèque mais une démarche aussi profane ne convenait pas à ce qui était devenu pour moi une « légende ». Les Anglo-saxons appellent « cult » ces livres et films qui, provoquant un maelström passionnel, rassemblent rapidement autour d’eux un petit groupe d’adulateurs [PJ 2021 : l’expression a fait son chemin depuis 1987]. Il faut posséder un cult-book comme un morceau de soi-même, dont la perte sera ressentie comme une amputation et nécessitera un deuil. Ne me dites pas non plus qu’on le trouve en Livre de Poche. D’abord je ne vous croirais pas, et puis, je vous l’ai dit : il s’agissait d’une quête. Il fallait le trouver sous sa forme pristine et quasiment unique : LE livre, même si le petit 17è mille inscrit en couverture me nargue méchamment.
La caravane, c’était la procession des bateaux cancalais qui, chaque printemps, avaient le droit de draguer les huîtres « sauvages » de la baie de Saint-Malo durant soixante heures de marées. C’était encore le temps de la marine à voiles, il fallait de solides bisquines et pas mal de toile pour « rayer » de quatre dragues, le bateau dérivant en crabe. L’huître était encore une huître, pas la gryphée (rebaptisée crassostrea en 1955) que l’on trouve aujourd’hui : la « plate » et non la « creuse ». Celle de « belle taille » était vendue aussitôt aux grossistes, la petite était conservée et « parquée » à plat dans les « étalages », enclos découpés sur l’estran et entourés de murets, jusqu’à ce qu’elle atteigne la taille. Les femmes entretenaient les étalages, redistribuant les coquillages sur leur surface après chaque marée. Les hommes s’adonnaient à la petite pêche, mais c’était pendant ces quelques jours de la caravane que se décidait l’année.
L’action du livre se déroule au début des années vingt, lors de la première « maladie » de la plate, quand les bancs de Saint-Malo crevèrent. Comme il n’y a plus d’huîtres, la transmission du travail est interrompue, le fils part « faire mécano », la fille va « faire bonne » à Paris. Le père se noie au retour d’une expédition dramatique, tentative futile de découvrir des huîtres saines sur un banc plus lointain et plus profond. La mère, qui s’est querellée avec le Bon Dieu lorsqu’il laissa mourir son vieux père, survivra, louant des chambres aux estivants et vendant toujours son poisson : « Je ne serai point toute seule », dit-elle à son fils, « j’ai mes morts ».
C’est un mélo, et c’est pour cela que c’est si vrai. Pier-Jakez Hélias dans son Cheval d’orgueil – sur lequel bon nombre d’ethnologues jugèrent habile de cracher – écrivit que, « la vie des pauvres gens ressemble assez souvent à ces romans ou à ces pièces de théâtre que les critiques bourgeois, dans leur confortable suffisance, appellent de mauvais mélodrames ». Ces vies-là sont du mélo parce qu’une vie de pêcheur ou de femme de pêcheur, c’était, c’est et ce sera toujours une chienne de vie. Qui dit autre chose ne sait pas de quoi il parle. Ce sont souvent de pauvres gens que les ethnologues observent et parfois, ostensiblement du haut vers le bas. Mais chut ! Ce n’est pas bien de dire cela.
« Pourquoi les romanciers font-ils souvent de la meilleure anthropologie que les ethnologues ? », demandais-je il y a quelques années ? Ce que l’on aimerait savoir sur l’autre, ne s’écrirait-il pas beaucoup mieux comme fiction, sous la forme romanesque ? Eh si ! Mille fois mieux même, encore faudrait-il pouvoir l’écrire. Pour parler des Grands Valets comme le fait Hélias, ou des Cancalais comme le fait Vercel, il ne suffit pas d’avoir passé avec eux une, deux, ni même dix années. Pour qu’un vécu global vous revienne ainsi, sur le mode de l’intuitif, il n’y a qu’une condition à remplir, mais elle est considérable : il faut avoir grandi en son sein, il faut avoir dû lutter contre ses moulins à vent et ses figures de maîtrise. L’ethnologue n’a hélas accès qu’à l’explicite qu’il se construit : l’intuitif il ne l’atteindra jamais que comme l’intériorisation de cet explicite. L’ethnologue est condamné à être le « savant » de celui qu’il observe : s’il veut écrire des romans, il faudra qu’il raconte sa propre rue, sa vie à lui, même si ce n’est qu’une vie d’ethnologue : le mélodrame, s’il en faut vraiment, est toujours à portée de la main.
Comme quoi, ce qui décide d’une vie, ce n’est pas qu’on ait été bon en maths ou en français, mais c’est ce livre offert un jour à celui qui n’est pas encore un adolescent, mais plus tout à fait un enfant : Capitaines Courageux dans l’ « Idéal Bibliothèque » (tout un programme !). Lu ardemment parce que cette histoire de petit coq en pâte littéralement tombé au beau milieu de la vie difficile de pauvres gens, distille un message pas très compliqué, pas très subtil, mais précisément celui qui compte à ce moment-là, le « Tu seras un homme mon fils ! », de l’astucieux Kipling.
Paris, le 10 mai 1987.
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