J’ai été obligé aujourd’hui de réviser ma théorie du regard, celle qui remettait en cause la physique classique : où le regard pèse d’un certain poids, ce qui fait que s’il se pose par exemple sur ma nuque, la sensation que j’en aurai perçu me fera me retourner pour en localiser la source.
J’étais assis dans le bus ce matin, à lire tranquillement mon journal, sans faire de mal à personne. Et à un moment donné je suis obligé de lever les yeux, en proie au sentiment familier d’être observé. Et ma surprise est totale quand je constate que la femme dont je sens pourtant le regard posé sur moi est en réalité devant moi et ce que je vois d’elle, c’est l’arrière de sa tête essentiellement : elle est assise dans la rangée immédiatement devant la mienne, du côté couloir, alors que je suis moi près de la fenêtre, nos têtes sont donc très proches l’une de l’autre, disons à une soixantaine de centimètres, en diagonale. Son regard est perpendiculaire à l’axe du bus et elle n’est donc en aucune manière tournée vers moi. Curieusement cette constatation n’entame en rien ma conviction que c’est cependant bien moi qu’elle regarde. Ce qui défie évidemment les lois de l’optique, puisque dans la position où elle se trouve, elle est dans l’incapacité de me voir. Alors qu’est-ce qui me fait penser qu’elle me regarde et que je me suis senti observé par elle, alors que ses yeux ne me voient pas ? Le fait tout d’abord qu’elle regarde fixement par la fenêtre : on est dans Union Street, dans la partie qui descend en pente raide vers Washington Square et, à part la baie avec Alcatraz que l’on aperçoit très occasionnellement sur la gauche quand le trolleybus traverse un carrefour, il n’y a donc rien de particulier à voir : que des maisons sans grand caractère, qui défilent. Et admettons un instant qu’il y ait bien un objet possible à son attention, je ne sais pas, un adolescent casse-cou qui fait du skateboard, un chien qui traverse la rue, etc. il faudrait encore qu’elle le suive des yeux, son visage s’animant alors en conséquence et n’étant nullement immobile tel que je l’observe en ce moment. Mais non, elle a fixé son regard, à la perpendiculaire de la fenêtre, droit dans le vide. Elle a les cheveux courts, châtains avec un reflet de henné, des traits très purs : un profil fait uniquement de droites, des boucles d’oreille minuscules avec de petites pierres noires carrées, et sur sa bouche, l’absence très remarquable de rouge à lèvres. Moi je suis à même de voir ses yeux, de profil ; les miens si elles les perçoit, ce ne peut être qu’à la frange extérieure de sa vision périphérique : peut-être qu’elle les devine, ou alors, elle les sent.
Cela dit, bien entendu, elle ne me regarde pas au sens propre : quand j’ai dit initialement qu’elle me regardait, j’ai tout simplement tenté d’exprimer le sentiment que je ressentais au moment où ma lecture s’est interrompue et que j’ai levé les yeux de mon Wall Street Journal : l’impression d’être observé. Et soudain, j’ai une illumination : mon impression est bien de l’ordre du regard mais pas, comme je l’ai cru jusqu’ici, de la nature d’un rayon que les yeux darderaient et dont je pourrais ressentir l’impact véritablement physique. Parce ce que ce qu’elle fait en réalité, et mon doute à ce sujet s’est maintenant entièrement dissipé – ayant éliminé toute autre explication possible de son comportement –, c’est qu’elle me présente son profil, mieux : qu’elle m’offre son profil comme un présent, et que son immobilité – que rien d’autre ne peut motiver – est la manière qu’elle a trouvée de souligner, de solenniser, le cadeau qu’elle me fait, pour l’imposer à mon attention. Parfois elle bouge un peu, regarde droit devant elle un court instant, puis reprend sa position de profil. Comme le pêcheur, dont l’hameçon doit s’agiter légèrement quand il se réajuste de manière plus confortable sur son siège, après s’y être tassé peu à peu au fil des minutes.
J’imagine ne plus être très loin désormais d’avoir compris ce qui se passe en réalité dans ces situations que j’ai caractérisées comme des échanges de regards, et dont le mécanisme a bien un rapport avec la vision, mais de manière moins directe que ce que j’ai pu supposer jusqu’ici, car ce qui compte dans tout cela, ce n’est pas le regard de l’autre et ce qu’il peut me faire en se posant ou en tombant sur moi, mais c’est la capture du mien par une femme et ceci, quelle que soit la manière dont elle s’y est prise : à l’aide du sien ou sans l’aide du sien, avec ses yeux, ou sans ses yeux : avec le rythme de sa respiration, le battement de son coeur, son haleine ou l’odeur de sa peau, ou que sais-je encore. Autrement dit, ayant mobilisé la panoplie des armes qui sont à sa disposition.
La femme de profil a dû poser les yeux sur moi au moment où elle est elle-même montée dans le bus – je suppose à Van Ness – alors que j’étais déjà absorbé dans ma lecture, mais ce qu’elle a fait ensuite, c’est sans l’aide de ses yeux, comme les virtuoses du vélo qui arrivent à guider leur monture avec dextérité, « sans les mains ». Elle s’est dite qu’elle allait capturer mon regard, me captiver : m’emprisonner après m’avoir saisi par les yeux, sans devoir se servir des siens, je veux dire sans devoir se servir de ses yeux comme d’un instrument, comme d’une arme dirigée contre moi.
Et la manière dont elle l’a fait, c’est en utilisant son profil : elle me l’a tendu, comme un filet, jusqu’à ce que mon regard se lève de mon journal et s’y empêtre aussitôt. Moi petit moucheron, dans son beau profil d’épeire diadème. Elle me fait « Coucou ! » : un diable bondissant de sa boîte.
Et bien sûr je la connais : je veux dire que je suis convaincu de l’avoir déjà vue. Mais il s’agit probablement là d’une illusion : je nous ai sans doute constitué dans l’instant un passé commun. Les créationnistes ne s’émeuvent pas de l’existence des fossiles : Dieu a créé le monde d’un seul coup, avec les hommes déjà présents et les fossiles déjà enfouis au sein de la terre, avec l’intention mauvaise d’offrir une occasion aux mécréants de douter de Son oeuvre. Armel m’a écrit à propos des passantes : « Est-ce que ce n’est pas cela la Rencontre, ces étonnants moments où on a l’impression de rencontrer quelqu’un qui sait de quoi il retourne, qui a vu derrière le soi, derrière le masque ; qui voit la même chose ».
Et, effectivement, au moment où le bus s’arrête dans le district financier, elle sort immédiatement devant moi, et l’occasion m’est alors donnée d’évaluer sa taille : très grande, un mètre soixante-quinze ou davantage, en pantalon noir, avec de vraies hanches, et elle me précède dans le Starbucks où je prends mon café tous les matins, interférant une fois de plus avec ma vie, cette fois-ci en me suivant tout en marchant devant moi, et on lui dit, « Votre café est prêt Gladys ! », comme on me dit aussi à moi, un instant plus tard, « Voilà, Paul ! », et donc notre rencontre était pré-ordonnée, dans cet endroit où nous sommes connus tous les deux : je n’ai pas le sentiment de devoir prendre de décisions, de développer une stratégie, ou d’opérer des choix : dans des cas comme ceux-là, on est sur des rails, il suffit d’être là, ou plutôt, la tête peut se contenter de suivre le corps, en confiance.
Il faudra que je lui demande, en lui parlant de face cette fois, si c’est là que nous nous sommes déjà rencontrés. Ou bien nous ne nous dirons rien, puisque nous communiquons si bien, sans le recours prosaïque à des mots échangés.
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