« Dix-sept portraits de femmes » XXVII. La femme qui m’a remis sur mes pattes

Nous avons fini par déjeuner à nouveau ensemble, Lucie et moi. Je l’ai invitée au même restaurant qu’à notre meilleure époque, en janvier : chez Jeanty, à Sacramento et Montgomery : cuisine française de très bonne qualité. Elle a pris un potage aux tomates que l’on sert là dans une mignonne petite soupière avec un couvercle en croûte, comme un clafoutis, et puis des moules marinières. J’ai choisi moi une cervelle d’agneau (introuvable ailleurs à San Francisco que dans un restaurant chinois ou français), et une entrecôte moelleuse à souhait, apparemment cuite comme on le ferait pour une côte de boeuf. J’aimerais qu’un jour on m’explique la technique et j’essayerai d’en faire autant : j’ai toujours aimé tout savoir faire. Après l’entrecôte, j’apprendrai la musique : classique, Country, folk, etc., vite fait.

Et cela me faisait un bien fou de revoir Lucie en pleine forme : la langue toujours aussi bien pendue. « Tu m’as déjà dit que tu n’avais jamais été en Asie ? », et je réponds : « Non [c’était vrai à l’époque], mais nous trouverons l’occasion, sûrement ! », et elle, comme si elle mentionnait la seule raison qui nous retenait : « Oh ! pas maintenant, avec le SARS [l’équivalent du Covid à l’époque] ! » De la même manière que quand en janvier Lucie au volant me faisait traverser le comté de Sonoma, et qu’elle avait dit en voyant de grandes villas en bois « victoriennes » sous les arbres : « Elles sont bien ces maisons : elles sont grandes, avec du terrain autour », et j’avais commenté, « Avec nos deux salaires, Lucie, nous pourrions sûrement nous offrir quelque chose de très bien ». Et la fine mouche avait répondu, « Oui, mais quelle ballade alors pour aller au bureau ! Non, non, c’est exclu : c’est bien trop loin ! ».

Mais je persiste à viser bien davantage, aussi je n’ai pas hésité à me montrer très dur : à aucun moment de ce déjeuner je n’ai touché son corps. Elle n’a pas pu se montrer aussi forte. Quand elle s’est levée pour sortir, au moment de passer près de moi, Lucie m’a longuement tapoté l’épaule : un petit encouragement du style « Continue donc comme ça ! », comme la femme que j’imaginais iranienne à House of Nanking, et que j’avais dépêtrée de sa manche. La roue de secours dont on vérifie de temps à autre la pression : tap-tap ! pour être sûr de pouvoir compter sur elle, sait-on jamais, le cas échéant.

Depuis septembre de l’année dernière, quand je l’ai vue pour la première fois, passant près de moi, et que nous nous sommes concoctés alors un petit coup de foudre, c’est la pensée de Lucie qui m’avait rendu l’espoir : c’est en pensant à elle que j’avais pu me sortir d’un mariage en phase terminale. À un moment, au bal de la firme à Noël, je me suis retrouvé inopinément à un mètre d’elle, et contrairement à l’œillade assassine échangée le même soir avec Dominique, nous avions réagi exactement de la même manière : pour ne rien précipiter et conserver l’autre soigneusement en réserve. Ce qui m’avait rappelé une anecdote que mon père m’avait racontée, où il avait fait exactement la même chose que Lucie et moi ce soir-là : qu’en mai quarante, en reconnaissance de son bataillon, au détour d’un petit bois, il s’était retrouvé nez-à-nez avec un soldat allemand, et que l’un et l’autre avaient aussitôt promptement tourné les talons pour revenir précipitamment sur leurs pas.

Et j’ai guéri ainsi en pensant à Lucie, comme à une femme à la fois spirituelle et aimable, et attirante à ce titre, sans grande fantasmagorie érotique, parce que les femmes extrême-orientales m’évoquent immanquablement non pas les femmes fatales de ma propre couleur, mais plutôt ses gamines de 12-13 ans. Et voilà : Lucie m’a hissé hors du puits, en m’aidant à retrouver mon souffle, jusqu’à cet endroit d’où je m’adresse à vous, où je me constate avec soulagement, sain et sauf. Je joue me semble-t-il pour elle le même rôle exactement : parfaitement symétrique. 

Et c’est cela que j’ai ressenti dans l’après-midi : j’aurais pu me dire, « Nous n’arrivons à rien de bon ». Ce qui est vrai du point de vue des corps. Mais je me suis dit au contraire : « Tu es libre parce que tu as été libéré ». Et j’ai réfléchi quelques instants et j’ai ajouté « Tu peux faire ce que tu veux : tu n’es pas obligé d’être un banquier américain. Qu’est-ce que tu as plutôt envie de faire en ce moment ? » Et je me suis répondu : « Tu as envie d’écrire, de raconter des histoires ». Et j’étais heureux, me rendant compte que c’était exactement ce que j’étais en train de faire, sans contraintes.

Ce matin, peu de temps avant que nous n’allions déjeuner ensemble, j’étais là, assis devant mon ordinateur et je pensais à Lucie, et Dominique est passée à quelques mètres de moi et m’a regardé bien en face, et moi qui pensais donc à autre chose, j’ai échangé avec elle un regard distrait, à des kilomètres de là, et la seule chose que j’aie notée, c’est à quel point mon manque d’intérêt à moi lui avait semblé intéressant à elle. Tss ! Tss ! Ève et son petit reptile favori : des deux ce n’est pas celui qu’on pense qui mena l’autre par le bout du nez ! 

Épilogue 2021 de ce chapitre : Les événements que je rapporte dans ce récit, ceux ayant pour décor San Francisco, se déroulent entre février et juin 2003. Il y a quelques années, je crois que c’était à Paris, j’ai rencontré quelqu’un qui m’a dit : « Ah ! San Francisco, j’ai bien connu son milieu bancaire dans ces années-là ! Il y avait une personne, une femme, qui m’avait tout particulièrement impressionné… j’ai malheureusement oublié son nom… ». J’ai dit : « J… L… (le vrai nom de Lucie) ». Il était soufflé, il a dit: « Mais oui, c’est ça ! ». Il n’en revenait pas : « C’est extraordinaire ! ». J’ai dit : « Non, nous étions, vous et moi, du même avis ».

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  2. Bonjour Voilà où j’en suis avec le développement du concept GENESIS avec Mistral, il y a encore du travail !…

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