« Dix-sept portraits de femmes » XXXVI. Seconde tentative de pénétrer les motivations du narrateur

Si vous voulez mon avis, il y a deux impulsions souterrainement à l’œuvre chez lui. La première, c’est sa passion pour le coup de foudre : l’amour dont on ne comprend pas le mécanisme, son « rouler dans l’herbe ensemble », quand on était petit, avant la Chute. Ou bien l’émoi adolescent qui monte inexorablement dans les veines pareil à la sève dans la végétation avec le retour des saisons : quand il se rappelle Hugues Aufray et « les filles en organdi, quand les soirées se font chaudes, dès que le printemps est là ». Mais chez lui, c’est exactement le contraire du « Si j’avais su ce que je sais … », d’Alphonse Daudet et de ses Prunes, chez lui cela devient « et s’il pouvait Dieu m’arriver d’oublier tout ce que je sais déjà ! ». 

Et la deuxième impulsion, c’est sa curiosité. On imagine mal ce gars-là nous annoncer au prochain chapitre qu’il va se chercher une femme dans les petites annonces ou sur l’Internet. Il suffit de lire ce qu’il écrit sur « Les femmes qui sont à louer » : il se donne quantité de bonnes raisons de les éviter, alors que ce qui le tient éloigné d’elles, c’est manifestement la prévisibilité que scelle le contrat préalablement établi entre la professionnelle et son client. Il aime se surprendre, et c’est pour ça qu’il se cherche une femme dans le bus ou aux arrêts de bus, parce que là, cela va sans dire, s’il devait y avoir un déclic, ce qui se passerait ensuite serait nécessairement de l’ordre de l’absolument imprévisible. 

Parce que nous nous égarons peut-être entièrement quand nous allons chercher pour lui du côté des types psychologiques, comme quand Schultz dit de son problème que c’est son attirance pour les femmes « orange » : c’est du superficiel tout ça. Ce qu’il y a sous la surface, la récurrence réelle, est d’un tout autre ordre : c’est que toutes ces femmes avec qui cela s’est terminé un jour (et pas nécessairement « mal terminé »), ce furent toujours des femmes qui avaient entendu parler de lui avant qu’il ne les rencontre : son existence ne s’était pas imposée à elles avec sa présence, mais elle avait été précédée par un portrait, par la représentation qu’un tiers se faisait de lui, qui devenait alors le héraut de sa personne. Et c’est pour ça qu’il me paraît très significatif (il ne vous l’a pas dit mais c’est une chose que j’ai sue), que quand son livre sur l’investissement en Bourse a paru, il en a offert un exemplaire à Lucie mais pas à Dominique. Et ce n’était pas pour « punir » Dominique. Ça ne le dérange pas que Lucie pense, « Ah tiens, il a écrit un livre intelligent : c’est un type intéressant » mais avec Dominique, l’opinion qu’elle aurait eu sur son ouvrage et sur ce que lui doit être à la lumière de celui-ci, ce serait encore à ses yeux des couches intermédiaires, de l’amoncellement d’épaves entre celle qu’il vise en elle et lui tel qu’il se voit.

Alors, ce qu’il espère aux arrêts de bus, c’est que se déroulera un jour une histoire sans paroles : c’est qu’une femme le reconnaîtra comme celui qu’elle veut, sans y avoir été prédisposée par les discours des uns et des autres. Et c’est pour cela qu’il analyse le regard : il est rousseauiste, il se sentait bien dans le ventre de sa maman et il veut retourner à l’époque d’avant la propriété privée, d’avant le langage. Et l’arrêt de bus, le carrefour du dieu Mercure, le dieu volant, lui semble être le lieu d’avant la société qui corrompt : l’endroit où les choses arrivent encore par hasard. 

Alors lui et le mariage ? Petit, il s’est beaucoup ennuyé à l’école. Du coup il s’est juré que dans le reste de sa vie, on ne s’ennuierait plus jamais. Et ça, il y est parvenu, magistralement, et c’est pour cela qu’il a le sentiment que sa naissance se perd dans la nuit des temps et qu’il a déjà vécu un milliard d’années. Il ne se croit pas immortel, mais comme il possède déjà l’éternité derrière lui, ce qu’il y a devant, il s’en fiche. Il dit des femmes fatales : « Avec elles, pas de temps morts ! ». Elles sont fatales à l’ennui et c’est tout ce qu’il demande : le reste, il en fait son affaire. Il aime les femmes qui disent « Oui » dans son lit et « Non » sur tout le reste. Et le jour où elles finissent par dire « Non » sur absolument tout, il part et il s’en trouve une autre, qu’il aime une fois encore pour l’éternité.

Tout ce que je viens de dire est sans doute bien vu quant à son caractère et quant à ses motifs, mais cela prouve-t-il pour autant que ce soient là les raisons pour lesquelles il raconte son histoire ? Moi qui le fréquente, je sais qu’il a connu des périodes du même genre dans sa vie et qu’il écrivait sans doute aussi à ces époques, mais rien qui ait un rapport avec ce qu’on trouve ici : c’étaient des mathématiques appliquées, de l’économie, ou de la philosophie. Alors pourquoi cette fois-ci son histoire à lui ? Il a perdu sa femme, et c’est de cela qu’il nous parle. Et qu’est-ce qu’il faisait avec sa femme à Los Angeles et puis à San Francisco ? Vous voyez, vous n’avez pas compris ! Avec sa femme, il parlait français. Et maintenant il est seul. Et comme Robinson Crusoë sur son île, qui s’écoute parler pour ne pas oublier ce que les mots veulent dire, ou comme les héros de Fahrenheit 451, qui ont appris un livre par cœur pour qu’il ne soit pas oublié, il couche sur le papier des phrases en français, une par une, alors il les relit et il les trouve moches, bancales, gauches, et il les reconstruit patiemment, mot après mot. Parce que c’est ça qui compte pour lui en ce moment, pas ses espoirs ou ses petites misères : c’est écrire des phrases dont il se sente obligé de « bien les écrire », en français, pour ne pas perdre la langue qui est la sienne.

Partager :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Contact

Contactez Paul Jorion

Commentaires récents

  1. @Jean-Luc Marley Euh… Ce que j’ai cru apprendre de la(ma) psychanalyse: La temporalité relative d’un être vivant est la conséquence…

  2. Bonjour Voilà où j’en suis avec le développement du concept GENESIS avec Mistral, il y a encore du travail !…

  3. Monsieur Jorion, Vous avez écrit le 26 octobre 2025: “Je mets mes dernières années au service d’une intelligence supérieure à…

  4. Supplément : C’est comme dérouler le fil de l’intérieur. https://youtu.be/ycHqNIHZAMU?si=mTI6ff2QrZP5PNGF

  5. Ah, une petite remarque complémentaire : vous parlez de « complétude téléodynamique » et de système « Turing-autocomplétant », mais attention à ne pas…

  6. Une remarque toutefois sur « Selon Gödel son théorème démontrait que tout système formel (…) doit s’extraire de lui-même » : il…

Articles récents

Catégories

Archives

Tags

Allemagne Aristote BCE Bourse Brexit capitalisme ChatGPT Chine Coronavirus Covid-19 dette dette publique Donald Trump Emmanuel Macron Espagne Etats-Unis Europe extinction du genre humain FMI France Grands Modèles de Langage Grèce intelligence artificielle interdiction des paris sur les fluctuations de prix Italie Japon Joe Biden John Maynard Keynes Karl Marx LLM pandémie Portugal psychanalyse robotisation Royaume-Uni Russie réchauffement climatique Réfugiés Singularité spéculation Thomas Piketty Ukraine Vladimir Poutine zone euro « Le dernier qui s'en va éteint la lumière »

Meta