Dans le cadre du cours d’anthropologie interculturelle que je donne à l’Université catholique de Lille, j’ai cherché à transmettre dans deux leçons ce que j’avais retenu de l’enseignement de l’islamologue Armand Abel (1903-1973), dont j’avais suivi les cours dans les années 1960.
Retranscription de la leçon donnée à Lille le 30 novembre 2020
L’Arabie
Commençons par parler du contexte, de ce qui est apparu pour nous au VIIe siècle dans le calendrier chrétien. Qu’est-ce qu’on a ? En Arabie, on a une économie qui est une économie extrêmement instable et extrêmement précaire. C’est un pays pratiquement désertique. Il y a des villes qui se sont créées autour d’oasis, c’est-à-dire donc de points d’eau où des arbres poussent et où il y a moyen de trouver de l’eau à boire, etc. Et ce sont des pays qui n’ont pratiquement pas d’activité commerciale mais de grandes caravanes saisonnières traversent le pays qui sont le moyen d’échange entre le monde méditerranéen et le monde oriental, entre l’Occident et l’Afrique. C’est une plaque tournante entre différents mondes économiques et, en particulier, ce qui vient de la Chine en Occident passe par là ou un peu au nord. Et les populations qui vivent là sont en général des populations pauvres de nomades qui ont des troupeaux mais dont la partie la plus rémunératrice de leur activité, ce sont des agressions, des raids, contre les grandes caravanes qui traversent le pays et donc, une des questions centrales à la vie économique de ces populations essentiellement bédouines, la justice, se définit fort autour de la question de comment partager le butin.
C’est une population extrêmement patriarcale. L’autorité du chef du clan est pratiquement absolue. Il y a une certaine tolérance vis-à-vis de l’arbitraire d’ailleurs dans l’exercice de ce pouvoir, et le rapport entre ces différentes tribus est un rapport, en général, de vendetta, c’est-à-dire de guerre qui se prolonge, fondée sur des rivalités anciennes, sur des meurtres, des rapines. Il y a une pratique en particulier qui est celle du rachat du sang versé : on peut, en échange d’une somme d’argent ou des dons en chameaux, enfin d’une certaine richesse, essayer de rétablir un équilibre.
La Mecque et Médine sont des grandes villes dans cet ensemble et, comme je vous l’avais mentionné la fois dernière, La Mecque en particulier est le siège d’un culte mais d’un culte du type que l’on rencontre dans l’Empire romain, c’est-à-dire un culte de l’ensemble des religions. Il y a en particulier, à la Kaaba – qui est devenue maintenant un centre uniquement de pèlerinage pour le monde islamique, pour le monde musulman – se trouvent des représentations de l’ensemble des dieux qui sont révérés au sein de l’Arabie. Des témoignages existent, en particulier, d’une statue de la Vierge Marie portant Jésus comme étant l’une des représentations sanctifiées à l’intérieur de ce sanctuaire. L’enceinte sacrée se trouve délimitée par un cercle formé de toutes les idoles et dieux représentés dans l’Arabie.
L’Arabie est un monde dans lequel il n’y a pas, à cette époque-là, de religion de type monothéiste comme la religion juive et comme la religion chrétienne qui, elle, existe donc depuis 7 siècles. Il y a des croyances que l’on appelle maintenant des croyances païennes et qui, d’après ce qu’on peut comprendre, sont de l’ordre de ces religions animistes avec de petits dieux, des djinns, des génies, des divinités locales, etc., comme j’ai pu le décrire d’une certaine manière, les religions du monde grec ancien dont le Vaudou en Afrique représente une des modalités aussi.
C’est un monde dans lequel il y a, autour, des richesses qui sont justement celle des caravanes, des rivalités qui existent. Il y a des guerres. En 523, un prince yéménite juif détruit par le feu la ville de Najran et on compte aujourd’hui qu’il y a eu de l’ordre de 20 000 morts. Le roi d’Abyssinie, le roi des rois envahit l’Arabie où il livre bataille à des troupes alliées d’Arabes alliés aux Perses. C’est un monde aussi qui n’est pas un monde pacifié. Il n’est pas unifié. Il n’a pas d’identité en tant que telle, en tant qu’Arabie, et il n’a pas une grande religion de type monothéiste comme le Judaïsme et le Christianisme.
Mahomet
Et apparaît dans cet horizon, apparaît le personnage de Mahomet qui est donc un personnage qui explique que l’Archange Gabriel, Djibril, lui rend visite et lui transmet en message, lui demande d’écrire avec la plume – en fait, ce n’est pas la plume, c’est avec le roseau – un message dicté par Dieu.
Je lis une phrase dans le livre sur le Coran d’Armand Abel : « Le Coran, représentation terrestre révélée par l’Archange Gabriel, Djibril, est le reflet terrestre d’un être divin » (Armand Abel, Le Coran, Bruxelles : Office de publicité 1951).
Et donc, Mahomet va rédiger les messages qui lui sont envoyés, qui sont des messages de longueur plus ou moins importante. Il y a des textes extrêmement courts et il y a des textes extrêmement longs. On connaît un peu, par des discussions qui ont lieu à l’époque, par les témoignages qui nous restent, on connaît un peu l’époque à laquelle les différentes sourates ont été récoltées. On sait que certaines sont récoltées à La Mecque, d’autres à Médine, des choses de cet ordre-là, ce qui permet en fait de leur donner un ordre historique si l’on veut. Le classement qui s’est fait du Coran est un classement qui n’est pas d’ordre historique, qui n’est pas chronologique : c’est par ordre de longueur descendante des différentes sourates et elles sont regroupées en grands chapitres, un chapitre correspondant à ce qu’on peut réciter en une seule nuit.
Le texte
Le Coran, c’est un récit. C’est quelque chose qui est fait pour être récité. La sourate 16 dit : « Récite au nom de ton seigneur qui t’a créé, créé l’homme d’un caillot de sang, récite car ton seigneur est le plus magnanime, lui qui a enseigné au moyen de la plume – en réalité il est écrit « du roseau » – qui a enseigné à l’homme ce qu’il ne savait pas ».
Le message est un message donc qui vient du Ciel, qui est transmis par l’Archange Gabriel à Mahomet qui, lui, écrit, rédige le texte. Les tentatives d’unifier le texte à proprement parler ne sont pas contemporaines de Mahomet. Circulent dans son entourage des textes des différentes sourates.
Quelle est la mission que Dieu a confiée à Mahomet, telle qu’elle est rapportée dans le Coran ? Avertir les hommes de sa race et de son peuple de la grâce qui leur était impartie parce qu’il n’existait pas, dans le monde arabe, d’équivalent à l’identité juive qui est une identité, comme vous le savez, par la naissance, transmise par les femmes. Donc, une femme juive a des enfants qui sont, par nécessité, juifs. On peut se convertir au Judaïsme et certaines tribus d’Asie l’ont fait, comme cette tribu yéménite dont j’ai parlé. On dit que les Kasars, une population d’Asie, se serait convertie au Judaïsme et qui expliquerait l’apparence, dont les descendants seraient ceux qu’on appelle aujourd’hui les Juifs Ashkénazes et qui expliquerait la différence physique souvent très visible entre les Juifs du pourtour de la Méditerranée et les juifs Ashkénazes qui seraient, eux, les descendants, d’une tribu convertie au Judaïsme à une époque précédente.
C’est un monde donc où se passent des choses de ce type-là, qu’un dirigeant se convertit à une religion et, du coup, emmène l’ensemble de son peuple dans cette religion de la même manière que Constantin l’avait fait dans l’Empire romain en se convertissant au Christianisme et en faisant du Christianisme la religion d’Etat. Je vous avais expliqué qu’il y avait eu juste après un intermède quand Julien « l’Apostat » ou Julien « le Philosophe » avait supprimé donc cette définition d’Empire romain comme étant chrétien, avec une religion d’Etat qui est le Christianisme, mais que, mourant très rapidement ensuite dans une bataille, on était revenu au domaine de Constantin. Et vous le savez, la question de savoir si les religions sont des religions d’Etat, c’est une chose qui parsème l’histoire de France, en particulier avec la révocation de l’Edit de Nantes, la loi de 1905 sur la séparation de l’Etat et de l’église, des choses de cet ordre-là.
Que voit-on dans ce message transmis par Mahomet ? La révélation qui est faite, est-il dit dans le Coran, est plus grande que la loi révélée à Moïse. Il y a, comme dans le Christianisme, une tendance hostile à la richesse. On prêche l’aumône et, en particulier, on prêche l’aumône pour les pauvres mais aussi comme une façon d’organiser la société et la Zakât, qui est donc l’aumône prescrite par le Coran, était, on le sait, à l’époque, dans le contexte, c’était aussi les principes qui présidaient au partage du butin qui avait pu être pris dans des raids sur des caravanes.
L’image du châtiment est extrêmement présente. Un message qui est répété assez systématiquement, c’est qu’il ne faut pas révérer Dieu, il faut le craindre. La relation à Dieu – et je vous citerai des sourates où c’est mentionné dans ces termes-là – c’est une relation de crainte vis-à-vis de Dieu. La notion de châtiment est importante. Il y a des descriptions assez précises de ce qui se passe dans l’enfer. Pourquoi est-il nécessaire de parler de ce châtiment ? Parce que, et là je cite le Coran : « Les hommes sont impies. Ils errent loin de la foi. L’heure va venir, l’heure terrible du jugement dernier ». Le riche, de manière générale – c’est l’image qui apparaît donc dans le Coran – est gratifié de tous les biens de la Terre mais il est ingrat et ne reconnaît pas Dieu auquel il doit tout et qui peut, d’un seul coup, le réduire à rien. La récompense, elle, est un paradis en contrepoint de cet enfer. Ceux qui se seront repentis à temps connaîtront les délices ineffables. Et la description du paradis revient là aussi, comme la description de l’enfer, c’est un thème qui revient dans plusieurs sourates, la description de ce que l’on peut obtenir selon l’attitude que l’on aura, « selon ses œuvres » est-il dit, que l’on se retrouvera au paradis ou en enfer.
Pourquoi les hommes sont-ils mauvais éventuellement ? Parce que Satan accompagne chaque homme et s’occupe à lui insuffler le doute et la révolte. Donc, nous serions dans le bien si nous n’écoutions pas Satan mais Satan est là, dans une présence permanente. Il essaye de nous faire douter et de nous faire nous révolter.
Quels sont les témoignages de la présence de Dieu ? Par exemple, la couleur et la variété des paysages sont une preuve de la grandeur de Dieu. Quels sont les devoirs du croyant ? Ce sera essentiellement de réciter le Coran qui est donc un récit, de respecter la prière, de faire la prière et de donner l’aumône, de donner la Zakât, de donner une partie de sa richesse pour qu’elle soit partagée à la communauté.
Le Coran, au début, est un texte qui se concentre, dans les premières sourates historiques, essentiellement sur le monde arabe mais qui, petit à petit, fera référence de plus en plus, dans une perspective critique, à la religion juive et au Christianisme qui entourent. Par exemple, il est dit dans le Coran que si les Juifs faisaient attention, ils se rendraient compte que la solution aux disputes qui les divisent se trouve dans le texte du Coran. Il est dit à propos des Chrétiens qu’il y a un terrible blasphème dans le fait qu’il soit dit que Dieu a pu avoir un fils. Je vous lirai la formule à proprement dire qui déclare clairement que Dieu n’a pas d’enfant.
Le Coran est à la fois donc un texte religieux et un manifeste aussi du nationalisme arabe. Il y a une tentative très claire d’unifier justement la nation arabe et de lui donner une fierté qui serait une fierté comme celle dont disposent les Juifs et les Chrétiens en tant que « nation » si l’on peut dire. L’attention est attirée également sur des préceptes moraux : interdiction formelle de l’infanticide, de la fornication et du meurtre, le devoir de s’occuper des orphelins, de vendre à son juste poids – c’est-à-dire donc de ne pas rouler la contrepartie dans les entreprises de type commercial – de tenir ses engagements, de respecter sa parole. Des vertus sont mises en avant ,comme la simplicité, l’humilité et la capacité à rejeter fermement les anciens dieux païens dont, je suppose, les superstitions relatives aux djinns et autres interférences dans la vie quotidienne.
Le Coran est appelé « la mère du livre », une formule obscure au départ et qui allait être l’objet d’énormément de débats parmi les théologiens même de l’Islam. Je suppose que c’est cette expression peu familière en Occident qui était reprise par Saddam Hussein quand il a parlé de « la mère de toutes les guerres », une évocation du Coran que les Occidentaux n’ont pas du tout comprise. J’imagine qu’il s’agissait d’une référence à cette définition du Coran comme étant « la mère du livre ».
Que trouve-t-on encore ? Des engagements envers les femmes, l’entretien des veuves et des orphelins. Les juges doivent être incorruptibles, ils doivent faire exécuter les dispositions testamentaires. Il est aussi demandé aux riches de contribuer au budget de la guerre sainte et à l’entretien des pauvres.
Il est écrit aussi dans le Coran – c’est dans une des sourates – « Tuez vos ennemis partout où vous les trouverez. Chassez-les des lieux d’où ils vous auront chassés » et ça, j’y ai fait référence indirectement tout à l’heure quand j’ai fait une petite remarque sur les croisades en disant qu’il y avait, s’affrontant, deux principes absolument incompatibles dans la perspective des deux combattants : le devoir pour le Chrétien de permettre l’accès au tombeau du Christ, au Saint-Sépulcre, et le principe inscrit dans le Coran que partout d’où les ennemis ont été chassés, on a affaire désormais à une terre libérée en quelque sorte.
Les guerres ont été innombrables entre les mondes chrétien et musulman, au-delà même de guerres entre nations. Des batailles en-dehors même du cadre des croisades, comme la bataille de Poitiers au VIIIe siècle, la bataille de Las Navas de Tolosa (1212), lorsque les Espagnols non-musulmans l’emportent de manière décisive dans la reconquête de la péninsule ibérique. Un passif de millions de morts certainement dans des guerres où se sont simplement alignés de part et d’autre des gens qui se définissent non pas comme d’une nationalité mais comme Chrétiens d’un côté et comme Musulmans de l’autre.
Le prophète Mahomet est non seulement un prophète mais il est aussi un chef de guerre : il est aussi un général. Il est aussi la personne qui dirige des guerres qui sont entreprises. Il est aussi une personne qui supervise des raids sur les caravanes mais il est donc aussi un législateur et un moraliste.
De l’ouverture à la fermeture
Il y a la représentation qu’on peut avoir, historique, du fait qu’on sache où une sourate a été écrite. On sait donc que Mahomet se rend de Médine à la Mecque, puis revient de Médine puis retourne à La Mecque, etc. Comme on peut de cette manière dater les sourates, on s’aperçoit que dans la relation de l’Islam naissant vis-à-vis des autres religions, il y a une évolution en train de se faire. Au début, dans les premières sourates, on trouve un message véritablement unificateur : Mahomet est le représentant d’une religion qui entend englober toutes les autres, qui va englober le Judaïsme, qui va englober le Christianisme, qui le précèdent, qui sera la religion de toutes les religions, non seulement parce que c’est le vrai Dieu qui a parlé à Mahomet mais aussi parce qu’il a dit à Mahomet qu’il serait le dernier des prophètes, qu’il serait « le sceau de l’Islam », c’est-à-dire qu’il n’y aurait pas de prophète qui apparaîtrait par la suite. Il y a donc cette image d’un parachèvement.
Ce qui va se passer cependant, c’est que Mahomet échouera dans cette tentative d’unification des grandes religions monothéistes et donc, on va voir que dans les sourates, des messages qui, au départ, sont extrêmement conviviaux vis-à-vis des Juifs et des Chrétiens, vont petit à petit adopter une position très différente, une position opposée. Je vais essayer de rendre cela sensible par quelques commentaires.
Au départ, Mahomet se présente comme propagateur de la religion d’Abraham. Pourquoi la religion d’Abraham ? Eh bien, parce que c’est effectivement à la fois déjà la religion des Chrétiens et la religion des Juifs. Et il se fait qu’initialement Mahomet trouve effectivement un assez bon accueil avec son message auprès des Juifs de la ville de Médine. Voici une réflexion qui se trouve dans le Coran, qui illustre ce désir d’unification de type politique : « Pourquoi moi, qui ressens si fort l’appel de la vraie foi, suis-je membre d’une communauté à qui nulle révélation n’a été faite ? ». Donc, là, c’est très clair, il y a un désir de réussir ce que la religion juive avait esquissé on ne sait pas exactement quand, et que Jésus + le message de saint Paul est arrivé à réaliser pour ce qui concerne le Christianisme. Et il est clair, dans ce qui est dit, quand il y a des références au personnage de Mahomet lui-même à l’intérieur de ces récits dont il dit qu’ils lui sont dictés. On voit manifestement aussi le souci d’apparaître comme un prophète dans la lignée des prophètes qui l’ont précédé, c’est-à-dire que d’une certaine manière, le scénario que suit Mahomet est celui de ses grands prédécesseurs, de l’incompréhension qui les a accueillis mais aussi du châtiment terrible qui a su punir ceux qui ont refusé de les entendre. Donc, il y a un message de conviction extrêmement forte mais qui est associé à la menace que celui qui ne se rendrait pas compte que Mahomet est véritablement prophète du vrai Dieu en subirait les terribles conséquences.
Des commentateurs à l’époque, dont on a gardé le souvenir, ont critiqué Mahomet. Il n’a pas été accepté à l’intérieur même du monde arabe sans controverse. Il y a une expression qui a été utilisée, dont on a gardé le souvenir : « Mahomet est un poète possédé par un djinn ». C’est-à-dire qu’on le situe à l’intérieur de la religion traditionnelle qu’il appelle lui « idolâtre ». Quand les adversaires de Mahomet disent de lui qu’il est un poète, c’est une reconnaissance par eux du fait qu’il y a un véritable rythme et des assonances dans les sourates, qu’il y a une beauté du texte en tant que tel, mais on le met au compte du fait qu’il y a un djinn, un « petit dieu » de niveau subalterne qui lui insuffle cela : que ce ne serait peut-être pas le Dieu authentique qui l’aurait inspiré. Et du coup, on voit apparaître dans le Coran des réfutations des adversaires de Mahomet. Par exemple, un verset qui s’adresse à ses opposants : « Produisez donc dix versets comparables aux miens en termes de qualité », dont on imagine bien qu’un auteur puisse les dire, mais plus difficilement un Dieu. Quand on examine la suite des sourates dans leur ordre chronologique, on voit les mêmes thèmes repris, développés et présentés d’une manière qui apparait plus convaincante, mieux étayée.
Le message est dispensé dans un contexte de guerre à l’intérieur même de l’Arabie et donc, comme je le disais, Mahomet est non seulement prophète mais il est aussi général et, vis-à-vis de ses adversaires, il recourt à une logique traditionnelle de prestige, celui en particulier que l’on peut obtenir en ayant gagné une guerre ou en ayant gagné une bataille. Ce n’est pas simplement d’inspirer la peur mais c’est le fait que la victoire, comme dans les représentations simplifiées du Christianisme, quand les armées mettent sur leur écusson « Dieu avec nous » ou « Gott mit uns », cette idée que le fait de vaincre dans une bataille est, d’une certaine manière, un signe d’avoir raison aux yeux de Dieu. C’est un peu, je dirais, un « Malheur aux vaincus » de la pensée populaire que Dieu soutiendrait activement. Il est dit dans une sourate, à propos du nationalisme : « Gloire à Dieu qui a fait descendre du ciel un Coran arabe ». Le mot est écrit explicitement et, donc, le message sous-entendu que Mahomet est le prophète d’une nation jusque-là déshéritée sur ce point-là.
Sur la question du reproche fait aux Chrétiens d’avoir dit que Dieu existe sous 3 formes : celle du Saint-Esprit, de Dieu le Père et de Dieu le Fils, la sourate 112 y répond de manière explicite : « Ce Dieu seul, ce Dieu qui n’a pas engendré et n’a pas été engendré et qui n’a aucun associé » et il est dit, dans la tradition, que ce verset est venu à Mahomet peu de temps après une visite de dignitaires chrétiens avec lesquels il s’était entretenu.
Mahomet explique pourquoi la révélation n’a pas eu lieu plus tôt. En particulier, si on pense au Christianisme, il y a ce délai de 7 siècles : « Parce que le peuple arabe, jusque-là, était coupable, cupide, avare et idolâtre. Si ce peuple n’avait pas reçu de révélation, c’est que Dieu le réprouvait ». Donc, toute une période où Mahomet convainc essentiellement en disant qu’il a confirmation de ce qui était apparu déjà dans le Judaïsme et dans les Évangiles. « Le Coran, est-il dit, confirme les écritures de la même manière que Jésus avait dit autrefois : ‘Je ne viens pas pour abolir la loi mais pour la confirmer’ ».
Donc, dans une première époque, une tentative d’unification des grandes religions, faire que l’Islam englobe les deux autres religions. Mais puisque ça n’a pas eu lieu, il y aura ensuite place pour un discours expliquant qu’il y a eu résistance, qu’il y a eu refus de la vraie religion alors qu’elle était offerte, l’expression est : « Mahomet est le sceau. Il n’y aura plus de révélation après lui ». Mahomet se heurte à une opposition qu’il avait déjà rencontrée dans le cas des « idolâtres », ceux que nous appellerions les polythéistes. Les idolâtres lui répondaient pour se moquer de lui : « Si le miséricordieux l’avait voulu, nous n’aurions pas adoré les idoles et nous ne serions pas les idolâtres dans votre discours ». Il ignorera des objections pas très élaborées de ce type-là venant des Juifs et des Chrétiens, mais il y en a d’autres qui lui viennent des théologiens juifs et des théologiens chrétiens et qui sont beaucoup plus sérieuses : qui demandent une véritable réponse. On attirera ainsi l’attention de Mahomet sur le fait qu’il y a des lacunes et des contradictions quand il parle des textes sacrés des Juifs et des Chrétiens. Par exemple, il identifie Marie qui est la mère de Jésus, la Vierge de la religion chrétienne, et Marie (Myriam) qui est la sœur d’Aaron et de Moïse, offrant une occasion pour ses adversaires de le railler. Dans un autre passage, il y a une anecdote qu’il attribue à Moïse alors que dans le monde qui est le sien il est su qu’en fait, il s’agit d’un évènement historique, qui n’implique pas Moïse mais Alexandre le Grand et il s’agit donc d’histoire et pas de récit biblique. D’autres choses font rire les Chrétiens, une interprétation de la Scène (« la dernière scène ») comme étant d’ordre surnaturel et qu’en fait, les apôtres auraient été assis aux côtés de Jésus et que la table serait descendue du ciel.
Qu’est-ce que ça va produire ? On constate qu’à ce moment-là intervient un certain durcissement dans les sourates qui sont révélées à Mahomet. À propos de ces reproches qui lui sont faits, il ne répondra pas sur le fait de savoir si ce qui est dit est correct ou non, il insistera seulement sur le fait qu’il s’agit d’un message divin.
On trouve du coup, à cette époque-là, dans le Coran, des références à ces divergences qui pourraient apparaître comme des erreurs. Une sourate dit : « Et si Dieu nous parle, il nous dit ‘Mets un verset à la place d’un autre’, Dieu sait mieux ce qu’il révèle. Ils disent ‘Tu n’es qu’un menteur’ ». Il y a là une réponse qui consiste à dire : « Oui, mais la différence entre vous et moi c’est que, quand je le dis moi, c’est Dieu qui m’inspire, donc l’erreur, c’est nécessairement vous qui faites ».
Donc, ce qu’on voit à ce moment-là, c’est un tournant. On passe de cette idée d’une unifications de l’ensemble des croyants Juifs, Chrétiens et Musulmans qui échoue, et du coup, devant les attaques, le message se modifie : il est de moins en moins disposé à la négociation. Il y a un virage polémique, des versets apparaissent qui engagent la polémique avec Juifs et Chrétiens. Des versets apparaissent encore, qui viennent ajouter de nouveaux détails sur l’organisation de la vie morale, de la vie éthique, mais de plus en plus souvent, les nouveaux versets polémiquent avec les autres communautés, voire leur sont carrément hostiles, leur reprochant de ne pas manifester le bon sens de reconnaître qu’il y a là, dans ce que Mahomet rapporte, le dernier message en provenance de Dieu et que c’est un message unificateur, visant à l’union de tous les croyants.
Et donc, un thème qui revient, c’est que si des différences existent entre ce qui est dit par le Coran et ce que les Juifs et les Chrétiens disent, c’est parce qu’eux ont corrompu le message. Ils ont bien reçu le message au départ mais il y a une tentative de corruption de leur part. Il y a par exemple – ça, c’est la sourate 30 – une mise en question par le Coran du fait que Jésus soit mort sur la croix. Dans la sourate 30, il est dit que le corps de Jésus a été substitué. C’est là évidemment un message qui vise à éliminer la notion que Jésus soit le fils de Dieu. Si le Dieu des Musulmans n’a pas de descendance, à ce moment-là, Jésus n’est pas un descendant et il n’y a pas de résurrection. Il faut donc, pour être cohérent, qu’il se soit passé autre chose et donc, ce prophète, en réalité, n’est pas mort sur la croix. C’est quelqu’un d’autre qui a été crucifié.
Ce qui veut donc dire que quand on examine les sourates dans l’ordre chronologique tel qu’on peut le reconstituer, on perçoit une différence dans le style. Dans la première période, le texte s’adresse à tous, sans intention polémique, il a un caractère vivant et spontané mais dans un cadre apocalyptique. Un nouveau mode intervient ensuite où le message en fait n’évolue plus que sur des points de détail, pour adopter un style plus en plus dogmatique, un texte qui perd de sa poésie, qui devient davantage le texte d’un législateur répondant essentiellement à des objections. Dans les termes de mon maître Armand Abel : « A ce stade-là, Mahomet n’est plus simplement prophète. Il est surtout législateur, théologien, homme politique ».
J’ai encore des choses à dire que je rassemblerai la prochaine fois. Je crois que j’ai mis là le cadre en place et la fois prochaine, on discutera essentiellement du rapport possible entre des communautés appartenant à des mondes différents, le monde musulman et le monde non-musulman pour l’appeler d’un seul terme, et les problèmes que cela pose par rapport à des choses qui sont intervenues aussi, qui ne sont pas à proprement parler le Coran mais aussi un modus vivendi qui s’est mis en place. Par exemple, voilà, les principes qui sont recommandés aux Musulmans s’ils vivent entourés de non-musulmans et comment, voilà, comment pouvoir vivre une vie si la nécessité vous a forcé à vous trouver dans un monde qui n’est pas celui d’une communauté de croyants tout autour de vous.
(… à suivre)
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