Nommons l’innommable !, par Roberto Boulant

Billet invité.

On estime à environ 14 millions, le nombre d’êtres humains réduits en esclavage entre la fin du 15ème siècle et le début du 19ème siècle, dans le cadre du commerce triangulaire. Cinq millions sont morts immédiatement, des suites des violences de la capture, des mauvais traitements ou des maladies. Ce qui laisse entre neuf et dix millions d’esclaves livrés vivants aux Amériques (ne pas oublier l’Amérique latine et les Caraïbes). – Cette approche statistique édulcorant la barbarie, il faut bien avoir à l’esprit qu’elle découle directement de l’approche comptable utilisée par les marchands : si elle servait à calculer le tonnage des navires, elle avait également pour but de rendre abstraite, donc acceptable, l’horreur d’un crime contre l’humanité. –

Mais si la violence et la terreur sont présentent d’un bord à l’autre de l’Atlantique pour les esclaves (chats à neuf queues, ‘poucettes’, colliers, menottes,… requins), elles sont également présentes pour les équipages.

Alors, qu’est-ce qui pouvait pousser des marins, des hommes libres, à s’engager sur un négrier ? À prendre leur petite – mais indispensable – part, à la machinerie de l’horreur ?

Pour le capitaine et les officiers de bord, l’intérêt financier est évident, bien documenté. Mais pour le matelot de base ? Pour un équipage bigarré et multi-ethnique, souvent majoritairement africain, quel intérêt à s’embarquer sur un navire négrier, en sachant que le taux de mortalité des marins est similaire, voire supérieur, à celui des esclaves ? Et tout cela pour un salaire misérable, alors qu’une seule traversée ‘réussie’ (comprendre sans trop de ‘marchandises’ perdues), pouvait rapporter entre 200 et 400.000 USD d’aujourd’hui, aux capitaines.

Je suis sûr que vous avez déjà deviné la réponse : l’endettement !

Des recruteurs parcouraient les ports en proposant des prêts ‘à taux d’ami’, dans toutes les tavernes. Le prêt à la consommation (comprendre, de ‘filles’ et d’alcool) une fois dilapidé, des gros bras intervenaient pour faire signer l’engagement à bord d’un navire négrier. Et le tour était joué.

Cela ne vous rappelle rien ?

Eh oui, le même logiciel est toujours utilisé de nos jours. Alors même si officiellement, l’esclavage n’existe plus, il n’est pas besoin d’avoir beaucoup d’imagination pour reconnaître la vieille horreur sous ses habits neufs.

Il suffit en fait de substituer les mots (maux) d’hier, à ceux d’aujourd’hui.

– De remplacer compagnies maritimes à monopole, par banques systémiques,
– navires négriers, par transnationales,
– capitaine et officiers, par ‘top-management’,
– équipage, par travailleurs précaires pris à la gorge, par l’endettement contracté auprès de ces mêmes banques systémiques,
– esclaves, par masse des sans-emploi et des déclassés, quels qu’ils soient, où qu’ils soient.

Terrible n’est-ce pas ?

Pourtant, une des raisons de ne pas désespérer, se trouve dans la manière qui fut adoptée pour abolir l’esclavage en Grande-Bretagne.

Les abolitionnistes avaient conscience que de nombreuses personnes – tout comme aujourd’hui – avaient un intérêt plus ou moins grand, plus ou moins direct, à voir le système perdurer. Ce qui est intéressant, c’est de voir comment ils s’y prirent pour gagner l’opinion publique à leur cause.

Par une pédagogie claire et simple.

En expliquant et en démontant les rouages de la machine à produire de l’horreur. Une des méthodes restée célèbre, est le dessin distribué à tous, d’un navire négrier basé à Liverpool : le ‘Brooks’. Il reprenait les mesures précises du bâtiment et on pouvait y voir, les esclaves rangés en sardines, symétriquement sur chaque bord. En dessous était écrit : « Le monde n’a jamais connu autant de misères dans un espace aussi petit ».

La campagne des abolitionnistes fut donc victorieuse, principalement parce qu’ils réussirent à susciter l’indignation de tous.

Pour ce faire ils mirent dans la lumière, ce qui avait besoin de l’obscurité pour fonctionner.

Et à tous ceux, toutes celles, qui douteraient que cette méthode puisse encore être d’une quelconque efficacité, face à un système qui semble tout puissant et qui contrôle les gouvernements (quand ceux-ci ne participent pas volontairement à la barbarie généralisée), je terminerai sur cette parabole africaine :

« L’incendie fait rage dans la savane.

Aussitôt, tous se mobilisent dans la lutte : l’éléphant remplit d’eau sa trompe, l’hippopotame engouffre des hectolitres dans sa large gueule, les buffles puissants creusent des pare-feu avec leurs cornes et… un petit colibri ramasse quelques gouttes avec son bec.

– Et que crois-tu faire, se moque le lion à cette vue. Crois-tu pouvoir stopper l’incendie avec ces quelques gouttes ?
– Je n’en sais rien, répondit le petit colibri. Mais je prends ma part du travail. »

Sachons donc prendre notre part, aussi modeste fut-elle.

Nommons l’horreur, et tirons-là tous ensemble en pleine lumière.

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