Vers l’effondrement ? Un autre scénario, par Michel Leis

Billet invité.

Le vocabulaire n’est pas neutre. Le concept d’effondrement renvoie à une catastrophe planétaire dont les contours restent flous : désastres climatiques, guerres mondiales, récession de très grande ampleur conduisant à des révoltes, dislocation de nos sociétés organisées, famines, prise de pouvoir par les machines, la liste est non limitative. Elle n’est pas sans rappeler les courants millénaristes prédisant l’Apocalypse, même si l’observation de notre environnement donne beaucoup de crédibilité à de tels scénarios.

Pourtant il existe un autre scénario, guère plus réjouissant : celui d’une accélération de la concentration du pouvoir et des richesses. Hormis quelques exceptions limitées dans le temps et l’espace, on peut lire notre histoire comme la lutte constante d’une infime minorité pour accaparer le pouvoir et la fortune au détriment de l’immense majorité des individus, et ce, quel que soit le niveau de richesse produite. Ce qui est en jeu n’est pas le volume accumulé qui peut varier en fonction des époques, mais bien la part du montant total. Dans cette optique, il y a interdépendance réciproque: le contrôle du pouvoir est l’une des conditions de l’accumulation, un investissement conséquent dans la police et l’armée donne des moyens accrus au pouvoir.

L’épuisement des ressources peut changer l’échelle des richesses produites. Les catastrophes climatiques peuvent réduire drastiquement l’espace habitable dans des conditions de sécurité acceptable. Cette réduction de l’espace utile et du volume des richesses produites ne signifie pas forcément un changement dans la répartition. C’est même l’inverse qui pourrait se produire, avec un renforcement des inégalités et une concentration accrue du pouvoir. La condition à remplir est de pouvoir imposer dans la durée un déséquilibre social fort. La structure de pouvoir doit être à même de garantir une répartition très inégalitaire de la richesse, y compris par la force. Si la richesse produite est faible, il faut en affecter la plus grande part aux moyens militaires et policiers pour pérenniser le pouvoir détenu par un petit groupe d’individus, l’enjeu se focalise alors sur la concentration du pouvoir. Dans un tel scénario, n’importe quelle forme de régime totalitaire fera l’affaire. Des rapports de force asymétriques, soutenus par l’accumulation de moyens de coercition et un recours régulier à la violence arbitraire peuvent être la garantie d’un tel déséquilibre.

Ce n’est pas un phantasme, c’est ce qui a caractérisé 90 % de l’histoire de l’humanité.

La coopération du plus grand nombre par le travail et la consommation, au centre de la création de richesse dans nos sociétés occidentales depuis la fin du 19ème siècle, pourrait bien apparaître comme une exception historique. Les formes apparemment démocratiques du pouvoir impliquent un consentement des individus. Ce consentement repose sur des rapports de forces de (relativement) basse intensité, une amélioration du confort matériel, mais aussi une propagande intensive. Cette situation est le résultat d’une conjoncture particulière. D’une part, les gains de productivité reposent sur l’automation qui nécessite d’écouler des volumes pour être rentable. La consommation des plus riches, l’investissement et les dépenses militaires ne suffisent plus à la fin du 19ème siècle, le capitalisme se tourne vers la consommation de masse. D’autre part, les ressources sont abondantes et disponibles à bas coût. Aujourd’hui, l’automation et la raréfaction du travail dégradent les rapports de forces pour les salariés. Des rapports de forces plus défavorables impactent la consommation. À cela s’ajoutent des ressources bon marché en voie d’épuisement. Notre société ne fonctionne plus, ce que nous constatons tous les jours.

La question de la transition vers des régimes totalitaires est centrale. La dynamique qui conduit du consentement des individus à la résignation et à la soumission n’est pas inédite dans l’histoire, ce fut le cas de l’Allemagne en 1933. C’est en ce sens que je parle d’érosion, une érosion qui insensiblement nous conduit jusqu’à un point de basculement où le système change de nature. Pour autant, je ne crois pas à une nouvelle société du mont Pèlerin, œuvrant pour la transition vers une forme quelconque de totalitarisme. Des actions non coordonnées, non planifiées, des « opportunités » exploitées par des décideurs économiques ou politiques vont nous conduire insensiblement au point de basculement.

Les signaux annonciateurs d’un tel scénario se multiplient, à commencer par la concentration accrue de la richesse. Déni des choix démocratiques en Grèce pour ne pas remettre en cause une société inégalitaire, la population a peu à peu glissé du consentement à l’acceptation, de l’acceptation à la résignation. Loi d’exception un peu partout en Europe suite aux menaces terroristes (sans parler de l’état d’urgence). De telles lois peuvent servir demain de socle à d’autres formes de gouvernement. Désignation de boucs émissaires qu’il convient d’exclure du territoire. Sacrifices toujours plus importants demandés à la population sous des motifs légitimes (la pollution et le réchauffement climatique) ou non (l’austérité). Montée de l’extrême droite qui pourrait rafler la mise et nous conduire au point de basculement. Il manque peut-être dans le paysage quelques grandes guerres régionales pour fragiliser une part croissante de la population et l’amener à des rapports de soumission, mais c’est en bonne voie…

Il ne faut pas enterrer le capitalisme trop vite, c’est peut-être lui qui nous enterrera, en même temps que nos illusions démocratiques et nos rêves de changements… Au-delà des questions de vocabulaire, un scénario d’effondrement permet de reconstruire sur les ruines du désastre, un scénario de renforcement nous met face à des forteresses.

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