Quand la campagne de Bernie Sanders crée un nouveau monde social et politique nord-américain !, par Yorgos Mitralias

Billet invité.

Le spectacle d’un candidat à l’investiture du Parti démocrate qui s’arrête devant un piquet de grève et prend la parole pour soutenir la lutte des grévistes est suffisamment rare pour qu’il ne passe pas inaperçu même par les medias des États-Unis. Ceci est donc arrivé le lundi 11 avril à Times Square à New York, le piquet de grève était de 40.000 travailleurs du géant des télécommunications Verizon, en grève pour obtenir la convention collective refusée obstinément par le patronat, et le candidat était – évidemment – Bernie Sanders. Coup de pub électoral ? De la démagogie ? Du « populisme » ? Rien de tout ca, tout simplement cohésion et continuité d’une vie passée aux cotés des travailleurs. D’ailleurs, la dernière fois que Sanders avait fait exactement la même chose c’était il y a seulement quelques mois, en octobre dernier, à un autre piquet de grève, toujours a Manhattan…

Il se peut que la gauche européenne – qui brille par son indifférence envers ce qui se passe aux États-Unis – ignore ces événements, mais par contre, les travailleurs comme les patrons nord-américains les connaissent très bien. C’est d’ailleurs pourquoi le PDG de Verizon, Lowell McAdam, s’est empressé d’attaquer violemment Bernie Sanders, le qualifiant d’« ignorant », de « coupé de la réalité » et de « méprisable ». Au contraire, les grévistes de Verizon ont acclamé Bernie et leur grand syndicat CWA a décidé de soutenir sa candidature, le qualifiant  même de… « champion des intérêts de la classe ouvrière » ! D’ailleurs, ce n’est pas un hasard que Bernie Sanders a terminé sa harangue de la foule des grévistes par cette phrase lapidaire : « De la part de chaque ouvrier en Amérique, au nom de tous ceux qui subissent les mêmes pressions, je vous remercie pour ce que vous en train de faire. Nous vaincrons ! ».

Le même jour, un autre grand syndicat, local cette fois, celui des travailleurs des transports de New York (Transit Workers Union – Local 100), décidait de soutenir Bernie Sanders, au grand dam des notables du Parti démocrate de New York, qui considéraient ce syndicat comme leur fief. La décision des leaders syndicaux était pratiquement unanime (42-1) et elle est symptomatique des grands changements que la campagne de Sanders est en train de produire au sein de la classe ouvrière nord-américaine et de son mouvement syndical.  Mais, l’adhésion  des 40.000 membres du TWU au camp de Sanders acquiert une importance encore plus grande si on pense qu’il s’agit, dans leur grande majorité,  des travailleurs Afro-américains et Latinos, lesquels sont censés suivre presque aveuglément les directives du Parti démocrate et …du clan Clinton.

Dix jours plus tôt, le ton de la rencontre organisée à Chicago par le réseau syndical Labor for Bernie, qui revendique plus de 12.000 adhérents, dont 5 grands syndicats nationaux et 90 unions syndicales locales, était donné par les propos introductifs suivants : « Nous mobilisons nos efforts pour voir Sanders décrocher l’investiture du Parti démocrate. Cependant, nous ne faisons pas que ça. Nous allons plus loin en bâtissant un mouvement pour la démocratie dans ce pays ». La phrase était claire et était prononcée par Larry Cohen, ancien président du syndicat (600.000 membres) Communications Workers of America, le plus grand syndicat des travailleurs des communications et des medias des Etats Unis. Détail très significatif : Larry  Cohen est aussi « Conseiller Supérieur » de Bernie Sanders.

Cette rencontre syndicale de Chicago (1) n’a jamais caché qu’au-delà de sa contribution à la campagne de Bernie Sanders, son objectif était de construire un mouvement ouvrier indépendant capable de régénérer sinon de refonder le mouvement ouvrier nord-américain sur des bases de classe. Ce n’était donc pas un hasard si elle s’intitulait « Labor for Bernie and Beyond », autrement dit « Les travailleurs pour Bernie et au de-là ». En dit long d’ailleurs, sur son orientation politique et sociale, la proposition qui y a été discutée concernant les « cinq principes » autour desquels devrait être construite cette « nouvelle force pour une économie démocratique » :

  • La lutte contre l’inégalité économique
  • Le combat contre les discriminations fondées sur la race, le genre, et l’orientation sexuelle
  • L’opposition à l’économie de guerre permanente et de politique extérieure militarisée
  • La lutte contre le changement climatique global
  • La défense du droit d’organiser les salariés, le mouvement ouvrier étant acteur dans la promotion des intérêts de la classe ouvrière

Mérite aussi l’attention le fait que le réseau Labor for Bernie a décidé d’organiser, aux côtés d’autres organisations et mouvements sociaux, une grande Assemblée Populaire à Chicago le 17 Juin, tandis que son rapporteur Larry Cohen annonçait que la bataille décisive pour l’investiture à la Convention du Parti démocrate en juillet prochain se tiendra tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Salle des congrès puisque la Convention sera « assiégée » par le plus grand nombre possible de partisans de Sanders !

Le fait est qu’on n’a plus affaire à une simple d’intentions mais plutôt à une décision de transformer la campagne électorale du sénateur du Vermont en un processus de construction d’un mouvement ouvrier indépendant et de masse. Manifestement, il s’agit ici d’un développement extraordinaire  d’importance historique. Mais, ce n’est pas tout car on se trouve désormais face à la multiplication d’initiatives analogues venant de l’intérieur de la campagne de Sanders et mettant en place des processus de construction des mouvements indépendants sectoriels ou même du tant attendu « troisième parti » qui brisera le bipartisme traditionnel américain.  Comme par exemple, l’initiative du réseau des Berniecrats de lancer un processus de construction d’une énorme liste de candidats alternatifs et indépendants à toutes les élections, à condition que ces candidats s’engagent à soutenir et défendre publiquement le programme de Bernie Sanders. Ce processus semble progresser sensiblement et évidemment, il entre déjà en collision avec le bipartisme traditionnel, et plus immédiatement avec le Parti Démocrate, puisque sa dynamique le pousse vers la construction d’un (troisième) grand parti  qui présentera ses propres candidats à tous les échelons de la vie publique nord-américaine !

Etant donné que cette marche vers le mouvement de masse indépendant et radical se combine avec la récente série de victoires écrasantes de Bernie Sanders et l’envolée de sa popularité sur fond de foules immenses participant à ses meetings électoraux survoltés, on ne peut s’étonner ni de la grande inquiétude – au bord de la panique – des élites américaines, ni de l’énervement manifeste d’une Hillary Clinton, qui durcit brutalement le ton de ses attaques contre Sanders.

Comme on pouvait s’y attendre, cette situation aiguise ensuite la colère des millions de partisans de Sanders, accélère leur affranchissement du piège du bipartisme, et évidemment, contribue ultérieurement à leur radicalisation. Une des conséquences est que les « consensus » inter-classes traditionnels ainsi que leurs célèbres représentants plus ou moins « progressistes » s’usent rapidement et voient leur masque tomber en un temps record. C’est ce qui explique pourquoi l’économiste nobélisé Paul Krugman, célébré en Grèce comme un grand défenseur du peuple grec face à ses bourreaux, est aux États-Unis un adversaire résolus de Sanders et un des principaux soutiens de Hillary Clinton, recourant le cas échéant à une argumentation qui ne diffère guère de celle… des créanciers de la Grèce. Et voici aussi pourquoi de grands medias américains par excellence de gauche comme le New York Times, le Washington Post ou CNN perdent leurs bonnes manières pour utiliser tous les moyens, les plus ignobles y compris, pour tenter de neutraliser la menace mortelle que représente Bernie Sanders.

Face à ces développements que nous considérons sans hésiter comme historiques, on s’attendrait à ce que toute la gauche internationale pavoise et se mobilise pour exprimer en actes sa solidarité et son soutien. Et pourtant, il ne se passe absolument rien ! À quelques exceptions près, et ce n’est pas un hasard si elles se retrouvent toutes dans cette Amérique latine qui en sait long sur l’impérialisme nord-américain, la gauche européenne reste totalement  passive  et indifférente, se montrant  incapable de prendre la mesure tant de la dynamique du « phénomène Sanders » que de ses conséquences politiques et sociales. Bien que très important et prometteur, ni le grand et si radical mouvement de la jeunesse et des salaries qui est en train de se développer ces dernières semaines en France, ni la grande et très prometteuse crise qui a comme épicentre cette Catalogne de plus en plus radicalisée, ne peuvent être comparées aux évènements qui ont lieu actuellement au cœur de la superpuissance mondiale. Des évènements qui, comme nous l’avons écrit il y a un mois, peuvent changer le cours de l’histoire !

Notre conclusion est sans appel : la gauche européenne  a aujourd’hui le devoir de  se mobiliser pour soutenir en actes et avec toutes ses forces, le mouvement de masse  sans précédent qui est en train de se construire aux Etats Unis. Tant parce que, en ces temps si adverses, ce mouvement représente le plus grand espoir pour ceux d’en bas, pour l’humanité et pour la planète, que parce que la gauche européenne a beaucoup à apprendre et tout à gagner en s’alliant à lui.

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Notes

  1. Pour plus d’informations sur cette rencontre syndicale de Chicago, lire l’excellent article de Dan La Botz.
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