Quel est le rapport entre la réalité et, d’une part les mots, d’autre part les formules mathématiques ?

Qu’il s’agisse des mots ou des objets mathématiques, le rapport entre eux et la réalité demeure mal compris en dépit de vingt-cinq siècles de réflexion sur le sujet par la science et par la philosophie.

Certains mots sont les étiquettes d’objets, mais ceci ne s’applique qu’aux mots qui ont un « référent » matériel évident, comme les pommes ou les poires ; un mot tel « néanmoins » n’est manifestement pas l’étiquette d’un objet existant dans le monde.

Le rapport entre les objets mathématiques et la réalité présente des aspects très divers :

1. L’arithmétique a un rapport « naturel » avec le monde. Les « nombres naturels » comme trois fonctionnent comme des étiquettes. Mais ce rapport
« naturel » est moins évident déjà pour les « nombres irrationnels » tels que racine carrée de deux qui est l’étiquette de la diagonale d’un carré de côté égal à un. Le rapport « naturel » a disparu avec les « nombres complexes » dont une partie est imaginaire : un multiple de la racine carrée de moins un – laquelle n’a plus de signification intuitive du tout. De même pour les
« nombres transfinis » qui sont des ensembles originaux au-delà du fini.

2. La géométrie a aussi un rapport « naturel » avec le monde : elle décrit les propriétés des proportions remarquables des grandeurs que l’on observe sur des surfaces et dans des volumes. La géométrie opère sur le continu comme l’arithmétique sur le discontinu. Quand l’arithmétique travaille sur le continu, elle montre ses limites et est obligée de recourir à l’approximation.

3. Certains mathématiciens ont cherché à purifier la mathématique de ce rapport « immédiat » avec la réalité : Cantor reformule le nombre comme un symbole abstrait engendré par une simple règle (« principe d’induction complète » de Poincaré), Frege accuse Hilbert de vouloir en faire de même avec la géométrie.

4. Le calcul différentiel, on l’a vu (Qu’est-il raisonnable de dire à propos de l’avenir ?), est né pour décrire des trajectoires, sinon, l’algèbre est surtout abstraite, elle est souvent comme une « logique » qui réglerait l’arithmétique et la géométrie.

5. Lorsque le rapport « naturel » d’un modèle mathématique à la réalité est perdu, le modèle ne retrouve de signification qu’une fois « interprété », c’est-à-dire lorsqu’on établit des « règles de correspondance » entre lui et des objets du monde réel : lorsque l’on dit « ce symbole représente la distance, celui-ci le temps, et celui-là la vitesse », on établit un « isomorphisme », une correspondance de configuration et de « métrique », de grandeurs, entre un modèle mathématique et son « interprétation » dans le monde.

Dans la pensée traditionnelle chinoise, le « caractère » représentant quelque chose fait partie de cette chose au même titre que ses autres propriétés : le mot est un attribut de la chose elle-même.

6. Le nombre dans la conception que s’en fait l’« idéaliste platonicien » est un peu comme le caractère en Chine : le nombre qui caractérise la chose est un aspect de la chose elle-même, et le mathématicien n’invente pas les mathématiques, il les découvre, semblable à un explorateur qui découvre un continent.

7. Chaque nouveau « système de nombres » a été créé pour résoudre une impasse au sein des mathématiques, ce que les philosophes appellent une
« impossibilité transitionnelle ».

8. Résoudre une telle impasse est une entreprise très différente selon que l’on conçoit les mathématiques comme « découvertes » ou « inventées ». Le fameux théorème d’« incomplétude de l’arithmétique » de Gödel a vu s’affronter mathématiciens, logiciens et philosophes autour de la question : le théorème est-il une découverte ou tour de passe-passe ? (*)

Une conception qui contourne ces difficultés, c’est celle que je défends, qui replace l’Homme pleinement au sein de l’évolution naturelle du monde, et qui considère que les mots et les objets mathématiques ne sont ni découverts ni inventés mais qu’ils se créent et que le lieu de leur création est l’esprit humain.

(*) Voir mon texte « Le mathématicien et sa magie : théorème de Gödel et anthropologie des savoirs » ; sur mon site Internet et le blog que je lui ai consacré : Le loustic qui s’est convaincu qu’Einstein était bête.

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2 réponses à “Quel est le rapport entre la réalité et, d’une part les mots, d’autre part les formules mathématiques ?”

  1. Avatar de JLM
    JLM

    L’introduction de votre dernier billet appelle plusieurs remarques à propos de « l’histoire naturelle des objets ». La terre , la lune et la pomme s’attirent bien avant nous. Que certains objets nous préexistent ne change pas le statut des objets. La lune existe pour la terre comme pour nous, mais pas de la même façon. Par ailleurs, certains « objets » ne communiquent pas entre eux, par exemple, la lune n’en a rien à faire des signaux électriques défaillants actuellement dus aux poussières dans mon clavier.

    La distinction entre une « pomme » et « néanmoins » est, me semble-t-il, plutôt une question de degré de notre sentiment de réalité à propos du référent. L’étiquette « pomme » réduit la chaîne complexe des réactions sémantiques allant de la perception immédiate à un énoncé en passant par les constructions sociohistoriques de l’utilisation de cette forme phonétique. La « pomme » telle que nous la voyons avec ses qualités n’a pas la même allure lors que perçue par une méduse…

    De la même façon, « néanmoins » sert d’étiquette conventionnelle pour une chaîne de réactions sémantiques portant sur une non moins réelle réaction psychophysiologique de mon propre corps, mélangeant retrait et affirmation. Le support physico-chimique des « atomes » dans la « pomme » et dans « mon corps en affirmation retrait » est en gros du même niveau « de réalité ».

    Tout ceci est fort banal et n’a pour but que d’éviter de poser une dualité de départ…

    Dans cette perspective, la vision génétique des objets mathématiques est tout aussi valable pour le monde des objets usuels. Notre vision mécanicienne du monde résulte sans doute de notre pratique des percussions lancées, posée, etc. acquise il y a plus de quarante mille ans. Si notre vision d’électricien est très récente, elle reste partiellement attachée aux petites billes circulant dans des champs…

    Il y a quelques jours, vous souligniez la vanité de la quête des petites pommes fondamentales. Certes, renoncer à la « réalité » de « l’objet » reste difficile. Comme vous le rappeliez dans un billet précédent, nous sommes nous conformés par l’usage de la construction sujet-verbe-prédicat, et vraisemblablment , le verbe « être » traîne-t-il encore avec lui un relent d’identification du mot et de la chose. Ceci ne signifie évidemment pas que le monde n’existerait pas en dehors de la conscience que j’en ai, mais simplement que le mieux que nous pouvons faire est de faire à tout instant l’anamnèse des processus d’abstraction par lesquels nous construisons une image. Quant au vieux problème de l’adéquation de cette image, les processus d’abstraction étant, de votre avis même, dans la continuité de la nature, j’ai le sentiment que le problème ne se pose pas sur le fond… mais accessoirement pour les travers et les à-peu-près.

  2. Avatar de Olive
    Olive

    Une toute petite réaction face à ce texte.

    Sur la question de l’intuition qu’on peut avoir du nombre « racine carrée de -1 » ; autrement dit du nombre « i »…

    L’intuition qu’on peut avoir d’un nombre dépend de la pratique que nous avons sur ce nombre…

    Or il apparait que, les nombres réels peuvent être associé à des similitudes du plan (transformations particulières) ; et c’est ainsi qu’on peut proposer « l’intuition » suivante du nombre « i » : une simple rotation…

    Alors que les nombres réels dilatent ou contractent, le nombre « i » ne fait que tourner le plan…

    On peut évidemment penser que cela consiste non pas en une « intuition » mais en une interprétation… en tout cas il s’agit bel et bien d’une représentation…

    Marc Olive

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